22 mars 2001
Pandora, Colorado.

1

Les étoiles évanescentes du ciel matinal luisaient comme le chapiteau d’un théâtre quand on les regardait de neuf mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Mais c’était la lune qui avait un air fantomatique quand Luis Marquez sortit de sa petite maison de bois. Elle présentait un curieux halo orange qu’il ne lui avait encore jamais vu. Il contempla l’étrange phénomène quelques minutes avant de traverser la cour jusqu’à son pick-up 4×4 Chevrolet Cheyenne de 1973.

Il avait revêtu ses vêtements de travail et s’était glissé silencieusement hors de la maison afin de ne pas réveiller sa femme et ses deux fillettes. Son épouse Lisa se serait volontiers levée pour lui préparer son petit déjeuner et les sandwiches qu’il emportait pour midi, mais il avait insisté pour qu’elle restât couchée, trouvant que 4 heures du matin était une heure trop matinale pour tout autre qu’un fou de son espèce.

Marquez et sa famille vivaient simplement. Il avait remis en état de ses propres mains une maison construite en 1882. Ses enfants fréquentaient l’école de Telluride, non loin de là, et ce que Lisa et lui ne pouvaient acheter dans la station de ski en pleine expansion, ils allaient le chercher une fois par mois dans la communauté rurale de Montrose, à une centaine de kilomètres au nord de chez eux.

Tous les matins, il avait l’habitude, en prenant son café, de regarder autour de lui ce qui n’était plus, maintenant, qu’une ville fantôme. Sous la lueur spectrale de la lune, les quelques bâtiments encore debout ressemblaient aux tombes du cimetière.

Après la découverte de minerai d’or, en 1874, les mineurs avaient afflué dans la vallée de San Miguel, où ils avaient bâti une ville qu’ils avaient baptisée Pandora, du nom de la nymphe grecque et de sa boîte pleine d’esprits mystérieux. Une banque de Boston avait enregistré les demandes de propriétés minières, financé les opérations et construit une vaste usine de traitement du minerai, à seulement trois kilomètres de la ville minière, plus célèbre, de Telluride.

Ils avaient appelé la mine Paradise, « le Paradis », et rapidement, Pandora était devenue une petite ville de deux cents habitants, possédant son bureau de poste. Les maisons étaient pimpantes, avec des pelouses bien soignées et des barrières blanches autour. Quoiqu’elle fût située dans un canyon, avec une seule route d’accès, ce n’était pas un endroit isolé. La route pour Telluride était bien entretenue et la compagnie de chemin de fer du Rio Grande du Sud y avait construit une ligne pour les voyageurs et les fournitures minières, ainsi que pour transporter le minerai traité jusqu’à Denver.

Il y avait des gens qui affirmaient que la mine était maudite. Le coût en vies humaines de l’extraction d’or pour cinquante millions de dollars, en quarante ans, était élevé. Vingt-huit hommes étaient morts en creusant la roche dure, à l’intérieur de boyaux humides et menaçants – dont quatorze dans un seul éboulement –, et près de cent autres se retrouvaient estropiés à vie à la suite d’accidents inattendus et d’effondrements.

Avant même que les anciens, qui avaient été s’installer à Telluride, ne soient décédés, ils avaient prétendu que le fantôme d’un des infortunés mineurs revenait gémir tout au long des seize kilomètres de boyaux vides, creusés dans les falaises grises et sinistres s’élevant à presque 3900 mètres dans le ciel bleu et paresseux du Colorado.

En 1931, tout l’or que l’on pouvait extraire du minerai à l’aide de produits chimiques était épuisé. Vide, la mine Paradise fut fermée. Pendant les soixante-cinq années suivantes, elle ne fut plus qu’un souvenir et une cicatrice s’effaçant peu à peu dans le paysage. Il fallut attendre 1996 pour que ses tunnels hantés entendent à nouveau le bruit des bottes et le fracas d’une pioche de mineur.

Marquez tourna son regard vers le sommet des montagnes. Une tempête de quatre jours avait eu lieu la semaine précédente, ajoutant un mètre vingt de neige aux pentes déjà bien tassées. Le radoucissement de la température accompagnant le printemps avait donné à la neige la consistance d’une purée spongieuse. C’était la pleine saison des avalanches. Les conditions étaient extrêmement risquées dans le haut pays et l’on recommandait aux skieurs de ne pas s’aventurer hors des pistes. Pour autant que Marquez le sache, aucune avalanche importante n’avait jamais frappé la ville de Pandora.

Il était tranquille, sachant sa famille à l’abri, mais il ignorait volontairement le risque pour lui-même, chaque fois qu’il empruntait la route verglacée en hiver et travaillait seul dans les entrailles profondes de la montagne. Avec le retour des jours chauds, le glissement d’une plaque de neige était un événement tout à fait envisageable.

Marquez n’avait vu qu’une seule fois une avalanche au cours de toutes ses années à la montagne. L’ampleur de sa beauté et la puissance de ses rochers, de ses arbres et de sa neige, balayés en immenses nuages jusqu’au fond de la vallée, dans un grondement de fin du monde, tout cela, il ne l’avait jamais oublié.

Finalement, il mit son casque de chantier, se glissa derrière le volant du pick-up Chevrolet et mit le moteur en marche, le laissant tourner au ralenti quelques minutes pour qu’il chauffe. Puis il roula prudemment sur la route de terre étroite menant à la mine autrefois productrice d’or numéro un de tout l’État du Colorado. Ses pneus avaient creusé de profondes ornières dans la neige après la dernière tempête. Il redoubla d’attention dans la côte. Très vite, les bords de la route longèrent un précipice de plusieurs centaines de mètres de profondeur. S’il tombait là, les sauveteurs auraient à extraire son corps brisé du pick-up qui se serait écrasé sur les rochers, tout en bas.

Les gens du coin disaient qu’il était fou d’avoir racheté la concession de l’ancienne mine Paradise. Il y avait longtemps que l’or était épuisé. Et pourtant, à part un banquier de Telluride, personne n’imaginait que cet investissement avait fait de lui un homme riche. Il avait investi ses bénéfices dans le rachat de terrains qui, avec le développement soudain de la station de ski, lui avaient fait gagner presque deux millions de dollars.

L’or n’intéressait pas Marquez. Depuis dix ans, il avait prospecté le monde à la recherche de pierres. Dans le Montana, le Nevada, le Colorado, il avait visité les vieilles mines d’or et d’argent abandonnées à la recherche de cristaux pouvant receler des pierres précieuses. Dans les galeries de Paradise, il avait découvert une veine de cristaux rouge pâle dans ce que les anciens mineurs avaient considéré comme des roches inutiles. Dans ces cristaux naturels, Marquez avait reconnu le rhodochrosite, un cristal spectaculaire que l’on trouvait dans certains coins du monde et dont la couleur allait du rosé au rouge foncé.

On trouve rarement du rhodochrosite taillé ou à facettes. Les collectionneurs préfèrent l’avoir sous forme de gros cristaux et ne tiennent pas à le voir mis en pièces. Des gemmes propres et claires provenant de Paradise, taillées en pierres sans défaut de 18 carats, coûtaient très cher. Marquez savait qu’il aurait pu prendre sa retraite et passer le reste de sa vie dans le luxe, mais tant que la veine donnait encore, il était décidé à continuer à extraire les pierres du granit jusqu’à épuisement.

Il arrêta son vieux pick-up aux pare-chocs rayés et cabossés devant un grand portail de fer rouillé, fermé par quatre chaînes et autant de cadenas. Il y introduisit des clefs aussi grandes que sa main, ouvrit les cadenas et enleva les chaînes. Puis il poussa la grande porte. Les rayons de la lune pénétrèrent sur une courte distance dans le boyau en pente, révélant deux rails qui s’enfonçaient dans l’obscurité.

Il mit en marche le moteur d’un gros générateur portable et souleva un levier sur la boîte de dérivation. Le boyau de la mine s’illumina soudain d’une série d’ampoules nues sur une centaine de mètres. D’où il était, il voyait leur taille diminuer avec la distance jusqu’à n’être plus que des points lumineux au loin. Un wagonnet de minerai était garé sur les rails, attaché à un câble relié à un treuil. Le wagonnet avait été construit pour durer et le seul signe de son âge était la plaque de rouille qui couvrait ses flancs.

Marquez y grimpa et appuya sur un bouton de commande à distance. Le treuil commença à ronronner et actionna le câble, ce qui fit rouler le wagonnet sur les rails sans autre propulsion que la gravité. Un pareil séjour sous terre n’était pas fait pour les claustrophobes et les gens au coeur fragile. Le boyau étroit était juste assez large pour laisser passer le wagonnet. Des poteaux reliés entre eux comme des chambranles de portes, appelés dans le métier des chapeaux et des pieds-droits, se dressaient espacés régulièrement de quelques mètres pour étayer la voûte et éviter les effondrements. Beaucoup de ces poteaux souffraient de pourrissement, mais d’autres étaient aussi solides et sains qu’au jour où les mineurs les avaient plantés, bien des années auparavant.

Le wagonnet descendit rapidement la pente, s’arrêtant trois mètres plus loin, dans la profondeur de la mine. À ce niveau, un filet d’eau s’écoulait en permanence de la voûte de la galerie.

Ayant pris son sac à dos et la boîte de son déjeuner, Marquez sortit du wagonnet et se dirigea vers un boyau vertical qui donnait sur les puits les plus profonds de l’ancienne mine Paradise atteignant jusqu’à un niveau de 650 mètres. À cet endroit, la galerie principale et les tunnels en travers-bancs s’enfonçaient dans le granit comme les rayons d’une roue. Selon les anciens plans et les cartes souterraines, il y avait plus de 160 kilomètres de tunnels au-dessous et autour de Pandora.

Marquez lâcha une pierre dans l’obscurité béante. Il fallut deux secondes pour qu’il l’entende atteindre le fond.

Peu après la fermeture de la mine et l’arrêt des pompes de la station située à la base de la montagne, les parties les plus profondes avaient été inondées. Au fil du temps, l’eau était montée jusqu’à quatre mètres cinquante au niveau des 350 mètres, là où Marquez travaillait sur la veine de rhodochrosite. L’eau montait doucement à cause d’une saison particulièrement humide dans les monts San Juan. Il comprit qu’il ne faudrait que quelques semaines pour qu’elle atteigne le haut du vieux puits et se répande dans la galerie principale, marquant la fin de sa récolte de gemmes.

Il décida d’extraire autant de pierres qu’il le pourrait pendant le peu de temps dont il disposait. Ses journées se firent plus longues tandis qu’il luttait pour enlever les cristaux rouges sans autre outil qu’une pioche de mineur et une brouette pour transporter le minerai jusqu’au wagonnet et ensuite jusqu’à l’entrée de la mine.

Tandis qu’il parcourait le tunnel, il contournait d’anciens wagonnets rouillés et des forêts abandonnés par les mineurs lorsqu’ils avaient quitté l’excavation. Ces équipements n’avaient pas trouvé d’acquéreurs à l’époque, puisque toutes les mines alentour avaient fermé les unes après les autres. Alors on les avait laissés pourrir là où on les avait utilisés.

À soixante-quinze mètres de l’entrée, il arriva près d’une étroite fissure dans le rocher, juste assez large pour qu’il s’y engage. Six mètres plus bas se trouvait la veine de rhodochrosite qu’il exploitait. Une des ampoules avait grillé sur la chaîne de lampes entre le plafond et la fissure. Il en prit une neuve dans son sac à dos et la changea. Puis, sa pioche à la main, il se mit à attaquer la roche renfermant les gemmes. D’un rouge assez mat à l’état naturel, les cristaux ressemblaient à des cerises sèches dans un muffm.

Une dangereuse avancée rocheuse obstruait le dessus de la fissure. S’il voulait continuer son travail sans danger, et surtout sans être écrasé par un éboulement, Marquez n’avait d’autre choix que de le faire sauter. Avec une foreuse pneumatique, il creusa un trou dans le rocher. Puis il y inséra une petite charge de dynamite et un cordon qu’il relia à un détonateur manuel. Il s’éloigna de la fissure jusqu’au tunnel principal et appuya sur la poignée du détonateur. Un bruit étouffé retentit dans toute la mine, suivi du son des roches qui tombaient en provoquant un nuage de poussière qui roula dans le tunnel principal.

Marquez attendit quelques minutes que la poussière retombe avant d’entrer avec précaution dans la fissure naturelle. La protubérance avait disparu. Ce n’était plus qu’un amas de pierres sur le plancher étroit. Il prit la brouette et commença à dégager les débris, les jetant un peu plus loin dans la galerie. Quand la fissure fut enfin dégagée, il s’assura qu’aucun morceau menaçant ne restait en haut de la fissure.

Il regarda, stupéfait, le trou qui était soudain apparu dans la voûte surplombant la veine de cristal, il dirigea la lumière de son casque vers le haut. Le rayon s’infiltra dans l’orifice jusqu’à ce qui lui parut être une salle, au-delà du mur. Soudain dévoré de curiosité, il remonta le tunnel sur quinze mètres, saisit une vieille échelle roulée de deux mètres de long qui se trouvait au milieu d’outils abandonnés. Retournant à la fissure, il installa l’échelle, gravit les échelons et dégagea quelques morceaux de pierre autour du trou, l’élargissant jusqu’à ce qu’il puisse regarder à l’intérieur. Puis il passa le buste dans la salle et tourna la tête à droite et à gauche pour balayer l’obscurité de sa lampe frontale.

Il vit devant lui une pièce creusée dans la roche. C’était apparemment un cube parfait, d’environ 4,50 mètres de côté, la même distance séparant le plancher du plafond. D’étranges hiéroglyphes étaient sculptés sur les murs de pierre lisse. Cela ne pouvait en aucun cas être l’œuvre de mineurs du dix-neuvième siècle.

Puis soudain, la lumière de son casque frappa un piédestal de pierre et se réfléchit sur l’objet qu’il supportait.

Marquez fut glacé de stupeur à la vue impie d’un crâne noir dont les orbites vides le regardaient fixement.

2

Le pilote fit virer le bimoteur Beechcraft des United Airlines autour de quelques nuages cotonneux et amorça sa descente vers la courte piste se terminant en à-pic au-dessus de la rivière San Miguel. Bien qu’il eût décollé et atterri du petit aéroport de Telluride des centaines de fois, c’était toujours un pensum pour lui de se concentrer pour poser son avion et non de rêver en contemplant la vue aérienne sur les montagnes spectaculaires de San Juan aux cimes enneigées. La beauté sereine des pics irréguliers et de leurs pentes couvertes de neige sous le ciel bleu vif était à couper le souffle.

Tandis que l’avion descendait vers la vallée, les flancs de la montagne s’élevaient majestueusement de chaque côté. Ils semblaient si proches que les passagers pouvaient se demander si les ailes n’allaient pas frotter les trembles qui poussaient sur les rochers affleurants. Puis le train d’atterrissage sortit et, une minute plus tard, les roues touchèrent la piste et crissèrent sur l’étroite bande de ciment.

Le Beechcraft ne transportait que dix-neuf passagers qui descendirent rapidement. Patricia O’Connell fut la dernière à mettre pied à terre. Sur le conseil d’amis qui étaient déjà venus par avion skier dans cette station, elle avait demandé d’occuper le siège du fond afin de jouir de la vue fantastique sans être gênée par les ailes de l’appareil.

À neuf mille pieds d’altitude, l’air, quoique plus rare, est incroyablement pur et rafraîchissant. Pat respira profondément en marchant de l’avion au bâtiment du terminal. En passant la porte, elle vit un homme assez petit, aux épaules larges et au crâne rasé, mais portant une barbe sombre et fournie, s’approcher d’elle.

— Docteur O’Connell ?

— Je vous en prie, appelez-moi Pat, répondit-elle. Vous devez être le Dr Ambrose ?

— Appelez-moi Tom, dit-il avec un sourire chaleureux. Avez-vous fait bon voyage depuis Denver ?

— Merveilleux. On a été un peu secoués au-dessus des montagnes, mais la vue spectaculaire valait bien cette petite gêne.

— Telluride est un endroit superbe. Je souhaite parfois y habiter.

— Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de sites archéologiques à étudier ici pour un homme de votre expérience.

— Pas aussi haut, en effet. Les anciennes ruines indiennes sont à des altitudes beaucoup plus basses.

Le Dr Thomas Ambrose n’était peut-être pas l’archétype d’un éminent anthropologue, mais il était l’un des plus respectés dans ce domaine. Professeur honoraire de l’université d’Arizona, c’était un chercheur accompli, méticuleux dans ses rapports sur les lieux qu’il étudiait. Maintenant proche de la soixantaine – Patricia lui donnait dix ans de moins – il pouvait se vanter de trente ans passés sur les traces des hommes primitifs et de leurs cultures, dans tout le Sud-Ouest du pays.

— Le Dr Kidd s’est montré très mystérieux, au téléphone. Il ne m’a presque rien dit de la découverte.

— Et je ne vous en dirai rien non plus, dit Ambrose. Il vaut mieux que vous vous fassiez une idée par vous-même.

— Comment vous êtes-vous retrouvé mêlé à cette découverte ?

— J’étais au bon endroit au bon moment. En fait, je suis venu skier avec une vieille amie quand un collègue de l’université du Colorado m’a appelé pour me demander de jeter un coup d’oeil à des objets anciens qu’un mineur avait découverts. Après une rapide étude sur place, j’ai réalisé que c’était trop pour moi.

— J’ai du mal à le croire d’un homme de votre réputation !

— Malheureusement, mon domaine d’expertise n’inclut pas l’épigraphie. Et c’est là que vous intervenez. La seule personne que je connaisse personnellement qui soit spécialiste du déchiffrage d’inscriptions anciennes est le Dr Jerry Kidd, à Stanford. Il n’était pas disponible, mais il vous a chaudement recommandée.

Ambrose se retourna lorsque la trappe des bagages s’ouvrit et que les employés de l’aéroport les posèrent sur le tapis roulant.

— La grosse verte, là, est à moi, dit Pat, heureuse qu’il y ait un homme avec elle pour s’occuper de sa valise de vingt-cinq kilos, pleine de livres de référence.

Ambrose grimaça, mais ne dit rien en soulevant le lourd bagage pour le porter jusqu’à la Jeep Cherokee garée sur le parking du terminal. Pat, avant de monter dans la voiture, s’emplit les yeux de la vue magnifique des trembles et des sapins qui recouvraient jusqu’à leurs sommets les flancs du mont Wilson et du Sunshine Peak, de l’autre côté de la vallée. Pendant qu’elle contemplait le panorama, Ambrose prit le temps de la regarder. Elle avait des cheveux d’un blond roux brillant qui tombaient en cascade jusqu’à sa taille et des yeux couleur de sauge. Elle se tenait là comme sculptée par un artiste, un peu appuyée sur sa jambe droite, le genou gauche légèrement tourné vers l’intérieur. Ses épaules et ses bras étaient plus musclés que ceux de la plupart des femmes, sans doute grâce à de longues heures passées au gymnase. Il estima qu’elle devait mesurer un mètre soixante-dix et peser au moins soixante-cinq kilos. Une belle femme, non pas mignonne ou spectaculaire, mais il l’imagina très désirable vêtue de quelque chose de plus féminin qu’un jean et un blouson de cuir.

Le Dr Kidd avait assuré que nul mieux que Patricia O’Connell ne pouvait déchiffrer des écritures anciennes. Il lui avait faxé son curriculum, dont Ambrose fut impressionné. Elle avait trente-cinq ans, un doctorat de langues anciennes du St. Andrews Collège en Écosse et enseignait la linguistique à l’université de Pennsylvanie. Pat avait écrit trois ouvrages bien appréciés au sujet des inscriptions qu’elle avait déchiffrées sur des pierres dans le monde entier. Mariée et divorcée d’un procureur, elle avait la garde de sa fille de quatorze ans. Diffusionniste confirmée, elle soutenait que les cultures se propageaient d’un pays à l’autre sans être créées indépendamment et elle croyait que de très anciens marins avaient visité les rives d’Amérique plusieurs centaines d’années avant Christophe Colomb.

— Je vous ai trouvé une chambre avec petit déjeuner en ville, annonça Ambrose. Si vous voulez, je peux vous y conduire et vous laisser vous rafraîchir une heure.

— Non, merci, refusa Pat avec un sourire. Si cela ne vous ennuie pas, je préférerais aller directement sur le site.

Ambrose hocha la tête, sortit de sa poche un téléphone cellulaire et composa un numéro.

— Je vais avertir Luis Marquez, le propriétaire de la mine, de votre arrivée. C’est à lui que nous devons la découverte.

Ils roulèrent en silence en traversant Telluride. Pat admira les pistes de ski de Mountain Village, au sud, et vit des skieurs assaillir les pentes abruptes qui couraient jusqu’aux abords de la ville. Ils passèrent de vieux bâtiments qui avaient survécu au passage des siècles et abritaient maintenant des magasins et non plus des salons de thé. Ambrose montra une bâtisse à gauche.

— C’est ici que Butch Cassidy a cambriolé sa première banque.

— Telluride doit avoir une riche histoire.

— En effet. Là, devant l’hôtel Sheridan, William Jennings Bryan a prononcé son célèbre discours sur la « Croix d’Or ». Et plus loin, vers South Fork Valley, fut installée la première usine de matériel électrogène du monde, qui produisait du courant alternatif pour les mines. L’architecte de l’usine fut Nikola Tesla.

Ambrose poursuivit la traversée de Telluride, envahie de skieurs, puis entra dans le canyon où la route goudronnée s’achevait à Pandora. Pat fut émerveillée par les falaises abruptes qui entouraient l’ancienne ville minière, la beauté des chutes de Bridai Veil qui commençait à tomber dès que la fonte des neiges annonçait la chaleur du printemps.

Ils atteignirent une route secondaire menant aux ruines de plusieurs vieux bâtiments. Une camionnette et une Jeep de couleur bleu turquoise étaient garées devant. Deux hommes portant des combinaisons humides déchargeaient ce que Patricia pensa être un équipement de plongée.

— Que peuvent bien faire des plongeurs au cœur des montagnes du Colorado ? demanda-t-elle.

— Je leur ai parlé hier, répondit Ambrose. Il s’agit d’une équipe de l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine.

— Ils sont bien loin de la mer, non ?

— Ils m’ont dit qu’ils exploraient un ancien système complexe de canaux souterrains qui ont autrefois drainé le flanc ouest des monts San Juan. Quantité de cavernes sont reliées aux vieux tunnels miniers.

Huit cents mètres plus loin, Ambrose passa devant un énorme broyeur de minerai où un semi-remorque et une caravane étaient garés à côté de la rivière San Miguel, sous l’entrée d’une autre mine abandonnée. On avait installé des tentes autour des véhicules et plusieurs personnes s’agitaient dans le camp. Les flancs des grosses remorques portaient le logo de la Geo Subterranean Service Corporation et l’adresse de leur quartier général à Phœnix, dans l’Arizona.

— Encore des chercheurs, dit Ambrose sans qu’on le lui demande. Des géophysiciens fouillant les vieux puits de mines, avec des équipements de forage de luxe, supposés détecter la moindre veine de minerai d’or que les vieux mineurs auraient pu oublier.

— Vous croyez qu’ils trouveront quelque chose ? demanda Pat.

— J’en doute. Ces montagnes ont été fouillées très profondément.

Un peu plus loin, Ambrose arrêta la voiture devant une petite maison pittoresque et la gara à côté d’un vieux pick-up Chevrolet. Marquez et sa femme Lisa, prévenus de leur arrivée, sortirent pour les accueillir. Ambrose les présenta à Pat.

— Je vous envie, dit la jeune femme, de vivre dans un décor aussi somptueux.

— C’est triste à dire, répondit Lisa, mais après un an, on ne remarque plus rien.

— Je ne crois pas qu’on puisse jamais être immunisé contre cela !

— Puis-je vous offrir quelque chose ? Une tasse de café ? Une bière ?

— Non, merci, répondit Pat. J’aimerais voir vos découvertes dès que ce sera possible.

— Pas de problème, dit Marquez. Nous avons encore cinq heures de jour. C’est plus qu’il n’en faut pour que vous voyiez la chambre et rentriez avant la nuit.

— Le dîner vous attendra, assura Lisa. J’ai pensé qu’un plat d’élan grillé vous ferait plaisir.

— Ça a l’air divin, répondit Pat, déjà affamée. Marquez montra du menton le vieux camion.

— Vous serez plus à l’aise en prenant votre Jeep, Doc, dit-il.

Un quart d’heure plus tard, assis dans le wagonnet de la mine, ils descendaient dans Paradise. C’était la première fois que Pat s’aventurait dans un puits de mine.

— Plus nous avançons, plus il fait chaud, remarqua-t-elle.

— À vue de nez, expliqua Marquez, la température monte de cinq degrés tous les trente mètres, vers le centre de la terre. Aux niveaux les plus bas de la mine qui sont maintenant inondés, la chaleur était de 35°C.

Le wagonnet s’arrêta. Marquez en descendit et plongea la main dans une grande boîte à outils. Il tendit des casques de mineurs à Pat et à Ambrose.

— Pour le cas où des rochers tomberaient ? demanda-t-elle. Marquez sourit.

— Surtout pour empêcher votre tête de se cogner contre les poteaux les plus bas.

Les lumières pâles des ampoules accrochées aux poteaux, au-dessus de leurs têtes, les accompagnèrent dans le tunnel humide où Marquez marchait devant. Leurs voix, quand ils parlaient, résonnaient gravement contre les parois rocheuses environnantes. Pat trébucha plusieurs fois sur les liens retenant les vieux wagonnets rouillés, mais réussit à ne pas tomber. Elle n’avait pas réalisé, en s’habillant le matin avant de s’envoler pour Telluride, à quel point elle avait bien fait de mettre de confortables chaussures de marche.

Après ce qui leur parut durer une heure, mais qui ne dépassa pas dix minutes, ils atteignirent la fissure menant à la chambre et se glissèrent derrière Marquez dans l’étroit passage. Il s’arrêta au pied de l’échelle et montra la lumière qui passait par l’ouverture de la voûte rocheuse.

— J’ai laissé de la lumière à l’intérieur après votre visite d’hier, docteur Ambrose. Les murs nus la réverbèrent et vous n’aurez donc pas de problème pour étudier.

Il se poussa et aida Pat à monter à l’échelle.

Ne sachant à quoi s’attendre, elle fut stupéfaite. Elle se sentit comme Howard Carter découvrant la tombe de Toutankhamon. Ses yeux se posèrent immédiatement sur le crâne noir et elle approcha avec respect de son piédestal pour admirer la surface lisse brillant sous les lumières.

— C’est magnifique, murmura-t-elle tandis qu’Ambrose se faufilait à son tour dans la chambre.

— Un chef-d’œuvre, acquiesça-t-il. C’est taillé dans de l’obsidienne.

— J’ai vu le crâne de cristal maya trouvé à Belize. Celui-ci est beaucoup plus extraordinaire. En comparaison, l’autre est rustique.

— On dit que le crâne de cristal maya émet une aura de lumière et des bruits étranges. Est-ce vrai ?

— Je devais être un peu sourde à l’époque où je l’ai examiné, dit Pat en souriant. Je me suis contentée de l’admirer.

— Je me demande combien il a fallu d’années – et sans doute même de générations, sans outils modernes – pour polir un tel objet de beauté à partir d’une pierre aussi fragile. Un coup de marteau mal dosé et elle doit se casser en mille morceaux.

— La surface en est si douce, il n’y a pas le moindre défaut, dit Pat. Ambrose fit un mouvement de la main montrant toute la pièce.

— Toute cette salle est une merveille ! Les inscriptions sur les murs et le plafond ont dû occuper la vie de cinq hommes pour graver tout cela dans la roche et, avant, il a fallu un travail colossal pour en polir les surfaces intérieures. Rien que cette pièce a dû prendre des années à creuser dans le granit massif à cette profondeur. J’ai mesuré ses dimensions. Les murs, le plancher et le plafond forment un cube parfait. Si les surfaces intérieures présentent une différence d’alignement ou de verticalité, ça ne doit pas représenter plus d’un millimètre. Comme dans les vieux policiers, nous avons ici une histoire qui s’est passée dans une pièce sans portes ni fenêtres.

— Et l’ouverture dans le sol ? demanda Pat.

— Elle a été ouverte par Luis Marquez quand il creusait pour trouver ses gemmes.

— Alors, comment a-t-on pu créer cette chambre sans entrée ni sortie ? Ambrose montra le plafond.

— La seule indication que j’aie pu trouver d’une fissure infinitésimale autour des bords est dans le plafond. Je ne peux que supposer que celui qui a construit ce cube l’a fait par le haut puis qu’il a placé une plaque de pierre d’une infinie précision sur le dessus du cube.

— Pour quoi faire ?

— Ma chère, dit Ambrose en souriant, si vous êtes là, c’est pour trouver des réponses.

Pat sortit d’un sac attaché à sa ceinture un carnet de notes, un petit pinceau et une loupe. Elle s’approcha d’un des rnurs, essuya doucement la poussière des siècles sur la roche et regarda l’inscription à la loupe. Elle l’étudia intensément pendant plusieurs minutes avant de lever les yeux et de regarder le plafond. Puis elle se tourna vers Ambrose, déconcertée.

— Il semble que le plafond représente une carte des étoiles. Les symboles sont… (Elle hésita et regarda Ambrose.) Ce doit être une sorte de canular monté par les mineurs qui ont creusé le tunnel.

— Qu’est-ce qui vous amène à cette conclusion ?

— Les symboles n’ont pas la moindre ressemblance avec les écritures que j’ai étudiées depuis le début de ma carrière.

— Ne pouvez-vous en déchiffrer aucun ?

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’ils ne sont pas pictographiques, comme les hiéroglyphes, ni des signes logiques exprimant des paroles ou des syllabes orales. Ça paraît alphabétique.

— C’est donc une combinaison de sons uniques, suggéra Ambrose.

Pat hocha la tête.

— Ou bien c’est un code écrit ou un système d’écriture ingénieux. Ambrose la regarda intensément.

— Pourquoi avez-vous pensé qu’il s’agissait d’un canular ?

— Les inscriptions ne correspondent à aucun modèle fait par l’homme au cours de toute l’Histoire connue, dit Pat avec autorité.

— Mais vous avez dit ingénieux. Pat tendit sa loupe à Ambrose.

— Voyez vous-même. Les symboles sont d’une remarquable simplicité. L’usage d’images géométriques combinées à des lignes simples dans un système efficace de communication écrite. C’est pour ça que je ne peux pas croire qu’ils viennent d’une culture ancienne.

— Ces symboles peuvent-ils être déchiffrés ?

— Je le saurai quand j’aurai fait des relevés et que je les aurai passés dans l’ordinateur de l’université. La plupart des inscriptions anciennes ne sont ni aussi définies ni aussi distinctes que celles-ci. Ces symboles semblent avoir une structure bien définie. Le problème est que nous n’avons aucune autre épigraphe semblable dans le monde pour nous guider. Je navigue dans l’inconnu jusqu’à ce que l’ordinateur réussisse à le pénétrer.

— Comment ça va, là-haut ? cria Marquez depuis le bas de la fissure.

— Nous avons terminé, répondit Pat. Avez-vous un papetier en ville ?

— Il y en a deux.

— Bon. J’ai besoin d’une rame de papier à dessin et de ruban adhésif transparent pour faire de longues feuilles que je pourrai rouler…

Elle se tut tandis qu’un faible grondement venait du tunnel et que le sol de la chambre tremblait sous ses pieds.

— Un tremblement de terre ? cria-t-elle à Marquez.

— Non, répondit-il par le trou. À mon avis, c’est une avalanche quelque part dans la montagne. Continuez tous les deux ce que vous avez à faire. Je vais monter voir de quoi il s’agit.

Un autre tremblement secoua la crypte, d’une plus forte intensité que le premier.

— Nous devrions peut-être aller avec vous ? dit Pat d’une voix craintive.

— Les étais supportant le tunnel sont vieux et beaucoup sont pourris, avertit Marquez. Un trop fort mouvement de rocher pourrait les faire tomber et produire un éboulement. Vous êtes mieux protégés là où vous êtes.

— Ne soyez pas long, dit Pat. Je sens que la claustrophobie me gagne.

Dès que le bruit de ses pas eut cessé, s’éloignant de la fissure en bas, Pat se tourna vers Ambrose.

— Vous ne m’avez pas donné votre avis sur le crâne. Est-il ancien ou moderne ?

Ambrose regarda la sculpture.

— Il faudra une analyse en laboratoire pour savoir s’il a été sculpté et poli à la main ou par des outils modernes. La seule chose dont nous soyons certains, c’est que cette crypte n’a été ni creusée ni créée par des mineurs. Ils auraient fait mention quelque part d’un projet aussi considérable. Marquez m’a affirmé que les anciens registres de la mine Paradise et les cartes des tunnels ne mentionnent rien qui puisse indiquer un puits vertical menant à une chambre souterraine dans ce coin particulier. Elle a donc été creusée avant 1850.

— Ou beaucoup plus tard. Ambrose haussa les épaules.

— Toutes les opérations minières ont cessé en 1931. Quelque chose de cette envergure n’aurait pu se faire en secret depuis. Je ne suis pas très chaud pour mettre ma réputation en jeu, mais j’affirme sans équivoque qu’à mon avis, cette chambre et ce crâne ont plus de mille ans. Et probablement beaucoup plus.

— Peut-être les devons-nous aux Indiens ? insista Pat.

— Impossible, dit Ambrose en secouant la tête. Les premiers Américains ont construit un tas de sculptures de pierre très complexes, mais auraient été incapables d’une entreprise de cette envergure. Et puis il y a les inscriptions. Je ne vois pas là l’œuvre d’un peuple ne possédant aucun langage écrit.

— Il est vrai que cela porte la marque d’une intelligence supérieure, concéda Pat en caressant du bout des doigts les symboles gravés.

Ambrose resta à ses côtés tandis qu’elle copiait les étranges symboles sur son carnet. Elle en copia quarante-deux. Puis elle mesura la profondeur des gravures et la distance entre chaque ligne et symbole. Plus elle examinait les termes apparents, plus elle était perplexe. Ces inscriptions avaient une logique mystérieuse que seule une traduction méticuleuse pourrait résoudre.

Elle prenait au flash des photos des inscriptions et des symboles d’étoiles sur le plafond quand Marquez entra par le trou.

— Il semble que nous devrons rester là un moment, les amis, annonça-t-il. Une avalanche a bloqué l’entrée de la mine.

— Oh ! Mon Dieu ! murmura Pat.

— Ne vous inquiétez pas, dit Marquez avec un sourire forcé. Ma femme a déjà connu tout ça. Elle comprendra vite ce qui nous arrive et appellera les secours. Une unité de la ville prendra la route avec un équipement lourd pour nous sortir de là.

— Combien de temps allons-nous être coincés ici ? demanda Ambrose.

— Difficile à dire sans savoir quelle masse de neige bloque l’ouverture du tunnel. Peut-être quelques heures. Peut-être une journée. Mais ils travailleront sans relâche jusqu’à ce qu’ils aient dégagé toute la neige. Vous pouvez compter sur eux.

Pat se sentit soulagée.

— Bon, alors tant que nos lumières fonctionnent, je suppose que le Dr Ambrose et moi pouvons passer le temps à enregistrer les inscriptions.

Elle avait à peine fini de parler qu’un terrible grondement retentit quelque part, bien plus bas que la crypte. Puis le craquement de poteaux se cassant, suivi par le bruit de rochers s’effondrant, résonnèrent en provenance du tunnel. Un violent courant d’air s’engouffra par la fissure et emplit la crypte où ils furent tous les trois projetés à terre.

Et puis leurs lumières s’éteignirent.

3

Le sourd grondement au cœur de la montagne résonna sinistrement, provenant des lieux les plus éloignés des tunnels et retomba lentement en un silence étouffé. La poussière, masquée par l’obscurité profonde et déplacée par la secousse, roula dans le boyau, s’engouffra dans la fissure envahissant l’ouverture de la chambre comme une main invisible. Puis vinrent les quintes de toux quand elle pénétra dans le nez et la bouche des trois personnes prises au piège dans la crypte et se colla à leurs dents et à leur langue.

Ambrose fut le premier à pouvoir parler de façon cohérente.

— Au nom du ciel, que s’est-il passé ?

— Un éboulement, réussit à dire Marquez. La voûte du tunnel a dû s’effondrer.

— Pat ! cria Ambrose en la cherchant dans le noir. Êtes-vous blessée ?

— Non, dit-elle entre deux quintes de toux. J’ai eu le souffle coupé, mais je vais bien. Il trouva sa main et l’aida à se relever.

— Tenez, prenez mon mouchoir et appliquez-le sur votre visage.

Pat se tint immobile, tentant de reprendre une respiration normale.

— J’ai eu l’impression que la terre explosait sous mes pieds.

— Pourquoi la roche a-t-elle soudain lâché ? demanda Ambrose à Marquez, sans distinguer où il se trouvait.

— Je ne sais pas, mais à mon avis, ça ressemblait tout à fait à de la dynamite.

— Est-ce que le contrecoup de l’avalanche n’a pas pu causer l’effondrement du tunnel ?

— Je le jure, c’était de la dynamite, insista Marquez. Je suis payé pour le savoir. Il y a assez longtemps que je m’en sers pour en reconnaître le bruit. Je l’utilise en petites quantités pour éviter des chocs importants. Quelqu’un a posé une charge faite de poudre concentrée dans un des tunnels en dessous de celui-ci. Et une grosse charge, si on en juge par la secousse.

— Je croyais la mine abandonnée ?

— Elle l’est. À part ma femme et moi, personne n’est entré ici depuis des années.

— Mais comment… ?

— Non, pas comment, mais pourquoi ?

Marquez heurta légèrement la jambe de l’anthropologue alors que, à quatre pattes, il cherchait son casque de mineur.

— Voulez-vous dire que quelqu’un a volontairement placé des explosifs afin d’obstruer la mine ? demanda Pat, ulcérée.

— Oui, et j’ai bien l’intention de trouver qui, si nous sortons d’ici.

Marquez trouva son casque, le posa sur ses cheveux couverts de poussière et ralluma la lampe frontale.

— Là, ça va mieux.

La petite lumière ne permît qu’un éclairage symbolique de la crypte. La poussière qui retombait avait l’apparence inquiétante et sinistre d’un brouillard en mer. Tous trois avaient l’air de statues, avec le visage et les vêtements de la couleur du granit gris environnant.

— Je n’aime guère la façon dont vous dites « si ».

— Ça dépend du côté de la fissure où le tunnel s’est effondré. Si c’est plus loin dans la mine, nous n’avons rien à craindre. Mais si la voûte est tombée quelque part entre ici et le puits de sortie, nous sommes face à un problème. Je vais aller jeter un coup d’œil.

Avant que Pat ait pu dire quelque chose, le mineur s’était glissé par le trou et la chambre retomba dans l’obscurité totale. Ambrose et Pat restèrent silencieux dans un océan de noir suffocant, leur panique de tout à l’heure reprenant peu à peu possession de leurs pensées. Moins de cinq minutes plus tard, Marquez revint. Ils ne voyaient pas son visage car ils avaient le rayon de la lumière de son casque dans les yeux, mais ils sentirent que l’homme avait vu et touché son destin.

— Je crains de n’avoir que des mauvaises nouvelles, dit-il gravement. L’effondrement s’est produit un peu plus loin, dans le tunnel, du côté du puits. J’estime qu’il est bloqué sur au moins trente mètres, peut-être davantage. Il faudra des jours, peut-être même des semaines aux sauveteurs pour dégager les blocs et étayer à mesure qu’ils avanceront.

Ambrose tenta de dévisager le mineur, cherchant un signe d’espoir. N’en voyant aucun, il demanda :

— Mais ils vont tout de même nous sortir d’ici avant que nous ne mourrions de faim ?

— La faim n’est pas un problème, dit Marquez, incapable de cacher le désespoir qui s’insinuait dans sa voix. L’eau monte dans le tunnel. Elle a déjà atteint quatre-vingt-dix centimètres.

C’est alors que Pat remarqua le pantalon de Marquez, mouillé jusqu’aux genoux.

— Alors, nous sommes coincés dans ce trou à rats sans aucun moyen de sortir ?

— Je n’ai pas dit ça, répondit le mineur. Il y a de bonnes chances pour que l’eau s’échappe dans une traverse avant d’atteindre cette chambre.

— Mais vous n’en êtes pas sûr ? dit Ambrose.

— Nous le saurons dans les heures à venir.

Pat avait pâli et l’air sortait lentement entre ses lèvres tachées de poussière. Elle se sentit soudain envahie d’une peur glacée en entendant les premiers ruissellements de l’eau pénétrant dans la crypte. Au début, il n’y en eut pas beaucoup, mais son flux augmenta rapidement. Elle croisa le regard d’Ambrose. Il ne pouvait cacher la terreur qui se lisait sur son visage.

— Je me demande, murmura-t-elle, à quoi ça ressemble de se noyer.

Les minutes s’étirèrent comme des années et les deux heures suivantes parurent des siècles tandis que le niveau de l’eau montait, se déversant par le trou sur le sol de la crypte et s’enroulant autour de leurs pieds. Paralysée de terreur, Pat appuyait son dos et ses épaules au mur, tentant vainement de gagner quelques secondes sur l’assaut impitoyable du liquide. Elle priait silencieusement pour qu’un miracle arrête cette eau avant qu’elle n’atteigne ses épaules.

L’horreur de mourir à mille pieds sous terre, étouffée dans les ténèbres, était un cauchemar trop terrible pour qu’elle pût l’accepter. Elle se rappela avoir lu quelque chose sur des cadavres de spéléologues perdus dans un labyrinthe de cavernes inondées, que l’on avait retrouvés les mains mutilées jusqu’à l’os parce qu’ils avaient tenté de gratter la roche pour chercher une sortie.

Les deux hommes restèrent silencieux, réfléchissant sombrement à leur solitude d’enterrés vifs. Marquez ne pouvait croire qu’une personne inconnue ait pu essayer de les éliminer. Un tel acte n’avait ni rime ni raison, aucun motif sérieux. Ses pensées se concentraient sur le malheur qui allait bientôt s’abattre sur sa famille.

Pat pensait à sa fille et éprouvait un profond désespoir à l’idée qu’elle ne verrait pas son unique enfant devenir une femme. Elle ressentait l’injustice de devoir mourir dans les entrailles de la terre, dans une pièce désolée et nue, en sachant qu’on ne retrouverait jamais son corps. Elle aurait voulu pleurer, mais les larmes refusèrent de couler.

Toute conversation s’éteignit quand l’eau atteignit leurs genoux. Elle continua de monter jusqu’à leurs hanches, une eau glaciale qui piquait la peau comme un millier d’aiguilles. Pat commença à frissonner et ne put empêcher ses dents de claquer. Ambrose, reconnaissant les premiers signes de l’hypothermie, s’approcha d’elle et l’entoura de ses bras. C’était un geste tendre et prévenant dont elle lui fut reconnaissante. Elle regardait avec terreur l’eau noire et hideuse tourbillonner sous la lueur jaunâtre de la lampe de Marquez qui se reflétait sur la surface menaçante.

Puis soudain, elle crut apercevoir quelque chose, elle en était sûre.

— Éteignez votre lampe, murmura-t-elle à Marquez.

— Comment ?

— Éteignez votre lampe. Je crois qu’il y a quelque chose là-dessous.

Les hommes pensèrent que la peur lui donnait des hallucinations, mais Marquez acquiesça. Il éteignit la petite lampe de son casque. La crypte fut immédiatement plongée dans une obscurité digne de l’enfer.

— Que croyez-vous avoir vu ? demanda doucement Ambrose.

— Une lueur.

— Je ne vois rien, dit Marquez.

— Mais vous devez la voir ! insista Pat avec agitation. Une faible lueur dans l’eau.

Ambrose et Marquez scrutèrent l’eau montante, mais ne virent que son obscurité, noire comme le Styx.

— Je l’ai vue. Je vous jure que je l’ai vue ! J’ai vu une lumière briller dans la fissure, là-dessous. Ambrose la serra plus fort.

— Nous sommes seuls, dit-il tendrement. Il n’y a personne.

— Là ! dit-elle en haletant. Vous ne la voyez pas ?

Marquez plongea son visage sous la surface et ouvrit les yeux. Alors, il vit, lui aussi, une lueur très pâle, venant du tunnel. Retenant son souffle avec une impatience grandissante, il vit la lumière s’intensifier à mesure qu’elle approchait. Il sortit la tête de l’eau et cria, la voix teintée d’horreur :

— Il y a vraiment quelqu’un là-dessous ! Le fantôme ! Ça ne peut être que le fantôme. On dit qu’il erre sans cesse dans les puits abandonnés. Aucun humain ne pourrait se déplacer dans un tunnel inondé !

Le peu de force qui leur restait les abandonna. Ils regardèrent, comme hypnotisés, la lumière qui paraissait monter de l’ouverture en direction de la chambre. Marquez ralluma la lampe de son casque et ils restèrent là, figés, observant l’apparition qui émergeait lentement de l’eau. Elle portait une cagoule noire. Puis une main sortit de l’obscurité, ôta l’embout de son détendeur et leva son masque de plongée sur son front. Deux yeux vert vif comme l’opaline apparurent sous le rayon de la lampe du mineur tandis que les lèvres du plongeur se fendirent en un large sourire, révélant des dents très blanches.

— On dirait, dit-il d’une voix amicale, que j’arrive, comme on dit, pile-poil au bon moment.

4

Pat ne put s’empêcher de se demander si son esprit paralysé par la peur et son corps tourmenté par le froid de l’eau n’étaient pas en train de lui jouer un tour. Ambrose et Marquez regardaient, interdits, incapables de parler. Le choc laissa peu à peu la place à une immense vague de soulagement à la vue de cette compagnie inattendue et à la certitude que l’étranger était en contact avec le monde au-dessus d’eux. La terreur fit place à l’espoir.

— Mais d’où sortez-vous donc ? murmura Marquez, très excité.

— De la mine du Boucanier, juste à côté, répondit l’étranger en allumant sa lampe de plongée pour regarder les murs de la salle avant d’en diriger le faisceau sur le crâne d’obsidienne. Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? Un mausolée ?

— Non, répondit Pat, une énigme.

— Je vous reconnais, dit Ambrose. Nous nous sommes parlé hier. Vous faites partie de l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine.

— Vous êtes le Dr Ambrose, n’est-ce pas ? J’aimerais vous dire que je suis ravi de vous revoir. Et vous, ajouta-t-il en regardant le mineur, vous devez être Luis Marquez, le propriétaire de cette mine. J’ai promis à votre épouse de vous ramener à temps pour dîner. Et la dame superbe que voici est donc le Dr O’Connell.

— Vous connaissez mon nom ?

— Mme Marquez vous a décrite, dit-il simplement.

— Mais comment diable avez-vous fait pour arriver jusqu’ici ? demanda Pat, encore stupéfaite.

— Après avoir appris du shérif que l’entrée de votre mine était bloquée par une avalanche, mon équipe d’ingénieurs de la NUMA a décidé d’essayer de vous atteindre par l’un des tunnels qui relient la mine du Boucanier à Pandora. Nous n’avions couvert que quelques centaines de mètres quand une explosion a secoué la montagne. Lorsque nous avons vu l’eau monter dans le puits et inonder les deux mines, nous avons compris que le seul moyen de vous retrouver était de plonger dans l’eau des tunnels.

— Vous avez nagé jusqu’ici depuis la mine du Boucanier ? demanda Marquez, incrédule. Ça fait presque huit cents mètres !

— En réalité, j’ai pu parcourir la moitié de la descente à pied avant d’entrer dans l’eau, expliqua l’étranger. Malheureusement, l’inondation est plus forte que je ne m’y attendais. Je tirais un sac imperméable de nourriture et de médicaments au bout d’une corde, mais il m’a été arraché quand un torrent d’eau m’a envoyé heurter une ancienne foreuse.

— Vous êtes-vous blessé ? demanda Pat, inquiète.

— Juste quelques bleus à un endroit que je n’ose mentionner.

— C’est un miracle que vous ayez trouvé votre chemin dans ce dédale de tunnels jusqu’à l’endroit où nous sommes, dit Marquez.

L’étranger leva un petit appareil dont l’écran émettait une lumière verte d’un autre monde.

— J’ai un ordinateur sous-marin sur lequel on a programmé le moindre puits, travers-banc et tunnel du canyon de Telluride. Étant donné que votre tunnel était bloqué par un effondrement, j’ai dû faire un détour à un niveau plus bas, le contourner et prendre la direction opposée. En nageant dans le tunnel, j’ai aperçu la vague lueur de votre lampe frontale. Et me voilà.

— Alors, personne, en haut, ne sait que nous avons été coincés par un éboulement ? dit Marquez.

— Mais si, répondit le plongeur. Mon équipe de la NUMA a prévenu le shérif dès que nous avons réalisé ce qui se passait.

Le visage d’Ambrose était affreusement pâle. Il ne réussissait pas à montrer l’enthousiasme des autres.

— Y a-t-il un autre membre de votre équipe de plongée qui vous suive ? demanda-t-il d’une voix cassée. Le plongeur fit signe que non.

— Je suis seul. Il ne nous restait que deux bouteilles d’air comprimé. J’ai pensé qu’il serait trop risqué que plus d’un d’entre nous parte à votre recherche.

— Je crois que c’est une perte de temps et d’énergie. Je ne vois pas ce que vous pourriez faire pour nous sauver.

— Je pourrais bien vous surprendre, dit simplement le plongeur.

— Les bouteilles de votre scaphandre ne peuvent pas contenir assez d’air pour nous ramener tous les quatre dans un labyrinthe de tunnels inondés. Et puisque nous avons le choix entre mourir noyés ou mourir d’hypothermie dans l’heure qui suit, vous n’aurez pas le temps d’aller chercher de l’aide et de revenir.

— Vous êtes très astucieux, docteur. Deux personnes à la fois peuvent retourner à la mine du Boucanier et deux seulement.

— Alors, il faut emmener la dame. Le plongeur eut un sourire ironique.

— C’est très noble de votre part, mon ami, mais nous ne nous disputons pas les canots de sauvetage du Titanic.

— Je vous en prie, supplia Marquez, l’eau ne cesse de monter. Emmenez le Dr O’Connell en sécurité.

— Si ça peut vous faire plaisir, dit l’homme avec une apparente insensibilité. Avez-vous déjà utilisé un équipement de plongée ? demanda-t-il à Pat en lui prenant la main.

Elle fit non de la tête. L’homme dirigea sa lampe de plongée sur les deux autres.

— Et vous ?

— Est-ce vraiment important ? demanda Ambrose.

— Pour moi, oui.

— Je suis un plongeur confirmé.

— Je m’en doutais. Et vous ?

— Je sais à peine nager, dit Marquez en haussant les épaules. Le plongeur se tourna vers Pat qui enveloppait soigneusement son appareil de photo et son carnet dans un sac en plastique.

— Vous nagerez à côté de moi et nous respirerons à tour de rôle, en nous passant l’embout de mon détendeur. Je prendrai une inspiration et je vous le tendrai. Vous inspirerez et vous me le repasserez. Dès que nous serons sortis de cette chambre, accrochez-vous à ma ceinture plombée et tenez-vous bien.

Il se retourna vers Ambrose et Marquez.

— Désolé de vous décevoir, mais, si vous croyez que vous allez mourir, oubliez ça. Je serai de retour pour vous chercher dans un quart d’heure.

— Essayez de faire plus court, dit Marquez, le visage aussi gris que le granit. L’eau sera au-dessus de nos têtes dans vingt minutes.

— Alors, je vous conseille de vous tenir sur la pointe des pieds. Prenant Pat par la main, l’homme de la NUMA glissa dans l’eau noire et disparut.

Gardant le rayon de sa lampe de plongée orienté vers le tunnel devant lui, le plongeur suivit une des lignes lumineuses affichées sur son petit scanner. Levant les yeux, il se dirigea droit devant et nagea vers les ombres effrayantes. L’eau avait atteint la voûte du tunnel et le courant qu’il avait rencontré à l’aller était apparemment retombé. Avec de grands battements de bras et de palmes, il traversa la caverne inondée, tirant Pat derrière lui.

Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit qu’elle avait les yeux fermés, se tenant de toutes ses forces à sa ceinture plombée. Elle n’ouvrit pas les yeux en prenant et en lui rendant l’embout du respirateur.

Il avait été bien inspiré en choisissant un simple masque de plongeur de l’US Navy et un détendeur de scaphandre autonome Aquarius plutôt que son bon vieux masque Mark H facial. Cet équipement pesait moins lourd de sorte qu’il lui avait été plus facile de parcourir à la nage les huit cents mètres d’un vrai labyrinthe de passages souterrains depuis la mine du Boucanier, dont plusieurs étaient presque remplis de rochers et d’étais de soutènement affaissés. Il y avait aussi des galeries à sec que l’inondation n’avait pas encore touchées, où il avait dû ramper et marcher. Avancer sur des rails de mine, des câbles et des roches effondrées tout en portant des bouteilles volumineuses, une bouée d’équilibrage, divers instruments, un couteau et une ceinture plombée, n’était pas une mince affaire. L’eau était terriblement froide, mais lui avait chaud dans sa combinaison humide DUI Norseman, lors des passages où il devait nager, il avait choisi la Norseman pour la plus grande liberté de mouvements qu’elle permettait hors de l’eau.

L’eau était trouble et le faisceau de la lampe de plongée coupait la voie dans le vide liquide sans pénétrer l’obscurité à plus de trois mètres, il compta les poteaux encore debout en passant, essayant de se faire une idée de la distance qu’ils avaient parcourue. Enfin, le tunnel fit un angle serré et déboucha dans une galerie conduisant à un puits vertical. Il entra dans ce puits et eut l’impression d’être avalé par un monstre surgi des profondeurs. Deux minutes plus tard, ils émergeaient à la surface et il dirigea le faisceau de sa lampe vers les ténèbres du haut du puits. Une galerie horizontale, menant au niveau supérieur de la mine Paradise, s’ouvrait un mètre vingt au-dessus.

Pat aplatit ses cheveux en arrière et le regarda avec de grands yeux. Il s’aperçut alors qu’ils étaient d’une très jolie teinte vert olive.

— Nous avons réussi ! dit-elle en toussant et en crachant de l’eau. Vous connaissiez ce puits ? Il montra l’ordinateur.

— Cette petite merveille nous a montré le chemin.

Il posa les mains de la jeune femme sur les montants rouillés d’une très vieille échelle.

— Pensez-vous être capable de monter toute seule au niveau supérieur ?

— Je pourrais voler si c’était nécessaire, dit Pat, délirante de joie d’être enfin sortie vivante de cette horrible crypte, avec une petite chance, aussi faible soit-elle, de devenir un jour une vieille dame.

— Quand vous monterez l’échelle, tirez bien sur les barres verticales et essayez de ne pas vous appuyer au centre des barreaux. Ils sont vieux et probablement trop rouillés. Allez-y doucement.

— J’y arriverai. Je ne voudrais pas échouer maintenant. Pas après que vous m’avez amenée jusqu’ici. Il lui tendit un petit briquet à gaz.

— Prenez ça, trouvez un peu de bois sec et allumez un feu. Vous êtes restée trop longtemps dans l’eau froide.

Tandis qu’il remettait son masque de plongée et s’apprêtait à repartir, Pat lui serra soudain le poignet. Elle eut l’impression de se noyer dans ses yeux d’opaline.

— Vous retournez chercher les autres ?

Il fît signe que oui et lui adressa un sourire d’encouragement.

— Je les sortirai de là. Ne vous inquiétez pas. On a encore le temps.

— Vous ne m’avez pas dit qui vous êtes.

— Mon nom est Dirk Pitt.

Puis, l’embout entre les dents, il lui fit un petit signe de la main et disparut dans l’eau obscure.

L’eau avait atteint les épaules des hommes dans la chambre ancienne. La terreur montait en eux aussi vite que l’inondation. Mais toute trace de panique avait disparu. Ambrose et Marquez acceptaient leur sort dans leur Enfer privé du fond de la terre. Marquez avait décidé de lutter jusqu’à son dernier souffle tandis qu’Ambrose attendait la mort en silence et sans trembler. Il envisageait de passer à travers la fissure et de nager dans le tunnel jusqu’à ce que ses poumons éclatent.

— Il ne reviendra pas, n’est-ce pas ? dit Marquez.

— On dirait que non, ou alors il arrivera trop tard. Il a probablement pensé qu’il valait mieux nous donner de faux espoirs.

— C’est drôle, j’avais pourtant l’impression qu’on pouvait lui faire confiance.

— Peut-être le pouvons-nous encore, dit Ambrose en apercevant ce qui ressemblait à un ver luisant approcher au fond de l’eau.

— Dieu soit loué ! souffla Marquez en voyant le faisceau de la lampe danser sur le plafond et les murs de la crypte au moment où la tête de Pitt sortait de l’eau. Vous êtes revenu !

— En aviez-vous douté ?

— Où est Pat ? demanda Ambrose en croisant le regard de Pitt à travers la plaque de verre de son masque.

— À l’abri. Il y a un puits sec à environ vingt-cinq mètres en bas du tunnel.

— Je sais lequel, dit Marquez d’une voix à peine intelligible. Il conduit au niveau supérieur de Pandora.

Voyant que le mineur commençait à présenter des signes d’hypothermie, assoupissement et confusion, Pitt choisit de l’emmener avant Ambrose, qui paraissait en meilleure forme. Il devait se dépêcher car le froid paralysant enveloppait déjà ces hommes et menaçait de les tuer.

— Vous êtes le suivant, monsieur Marquez.

— Je vais peut-être paniquer et m’évanouir quand je serai dans l’eau, prévint Marquez. Pitt le prit par l’épaule.

— Imaginez que vous flottez dans l’eau de Waikiki Beach.

— Bonne chance, dit Ambrose.

Pitt sourit et tapa amicalement sur l’épaule de l’anthropologue.

— Ne vous sauvez pas !

— Je vous attends ici.

— Allez, l’ami, dit Pitt à Marquez. On y va !

Le voyage se passa sans heurt. Pitt fit de son mieux pour atteindre le puits aussi vite que possible. Il comprenait que si le mineur ne se séchait pas rapidement, il perdrait conscience. Pour un homme ayant peur de l’eau, Marquez s’était montré courageux. Il avait pris une profonde inspiration au détendeur qu’il avait rendu à Pitt sans s’affoler.

Quand ils arrivèrent à l’échelle, Pitt aida Marquez à monter les premiers échelons jusqu’à ce qu’il soit complètement sorti de l’eau froide.

— Vous pensez pouvoir arriver au prochain tunnel tout seul ?

— Il va bien falloir, bégaya Marquez, luttant contre le froid qui avait envahi ses veines. Je n’ai pas l’intention d’abandonner.

Pitt le quitta et retourna chercher Ambrose à qui l’eau glacée commençait à donner un teint de cadavre. L’hypothermie avait abaissé la température de son corps à 34°C. Deux degrés de moins et il tomberait dans le coma. Cinq minutes de plus et il serait trop tard. L’eau n’était plus qu’à quelques centimètres du plafond, aussi Pitt ne perdit-il pas de temps à parler, il enfila l’embout du détendeur entre les dents de l’anthropologue et le tira, par la fissure du sol, jusqu’au tunnel.

Un quart d’heure plus tard, ils étaient tous groupés autour du feu que Pat avait réussi à allumer avec des bouts de bois trouvés dans le passage en travers-banc. Pitt trouva à son tour plusieurs morceaux de bois de charpente qui avaient séché au cours des années, depuis l’abandon de la mine. Il ne fallut pas longtemps pour que le tunnel devienne un fourneau ardent devant lequel les survivants de la chambre inondée commencèrent à se dégeler. Marquez reprit forme humaine. Pat recouvra son enthousiasme habituel en massant les pieds gelés d’Ambrose.

Pendant qu’ils profitaient de la chaleur du feu, Pitt travailla sur l’ordinateur, préparant un itinéraire détourné à travers la mine et le sol au-dessus. La vallée de Telluride était une véritable ruche de vieilles mines. Les puits, les travers-bancs, les galeries et les tunnels s’étendaient sur plus de 575 kilomètres en tout. Pitt fut surpris que toute la vallée ne se soit pas effondrée comme une éponge mouillée. Il laissa les trois rescapés se reposer et se sécher pendant une heure puis leur rappela qu’ils n’étaient pas encore sortis d’affaire.

— Si nous voulons revoir le ciel bleu, nous allons devoir suivre un plan précis.

— Quelle est l’urgence ? demanda Marquez en haussant les épaules. Nous n’avons qu’à suivre cette galerie jusqu’au tunnel d’entrée puis attendre que les sauveteurs aient dégagé l’avalanche.

— J’ai horreur d’être porteur de mauvaises nouvelles, répondit Pitt d’une voix sombre, car non seulement les sauveteurs considèrent qu’il est impossible de faire passer leur équipement lourd dans dix-huit mètres de neige sur l’étroite route qui mène à la mine, mais ils ont dû abandonner les recherches parce que la température est remontée, et donc aussi les risques de nouvelles avalanches. On ne saurait dire combien de jours ou de semaines il leur faudra pour creuser un chemin jusqu’à l’entrée de la mine.

Marquez contempla le feu, imaginant la situation.

— Tout se ligue contre nous, constata-t-il d’une voix calme.

— Nous avons de la chaleur et de l’eau, même si elle est un peu vaseuse, remarqua Pat. Je suppose que nous pourrons survivre sans manger le temps qu’il faudra, Ambrose eut un pâle sourire.

— Il faut au moins soixante à soixante-dix jours pour mourir d’inanition.

— À moins que nous ne tentions de sortir pendant que nous sommes encore valides, suggéra Pat. Marquez secoua la tête.

— Vous le savez mieux que personne, le seul tunnel allant de la mine du Boucanier à celle de Pandora est inondé. Nous ne pourrons pas ressortir par où vous êtes venue.

— Et sûrement pas sans un bon équipement de plongée, ajouta Ambrose.

— C’est exact, dit Pitt. Mais si l’on en croit la carte de mon ordinateur, j’estime qu’il y a au moins deux douzaines d’autres tunnels secs et de puits sur le niveau supérieur, que nous pouvons utiliser pour atteindre la surface.

— Ça se tient, dit Marquez. Sauf que la plupart de ces tunnels se sont effondrés au cours des quatre-vingt-dix années passées.

— Tout de même, dit Ambrose, c’est mieux que de rester là à jouer aux devinettes pendant le mois à venir.

— Je suis d’accord avec vous, déclara Pat. J’ai ma dose de vieux puits de mine pour aujourd’hui.

Pitt se dirigea vers le bord du puits et en scruta le fond. Les flammes dansantes du feu se reflétaient dans l’eau qui était montée à presque 90 centimètres du sol du tunnel.

— Nous n’avons pas le choix. L’eau débordera du puits dans une vingtaine de minutes. Marquez s’approcha de lui et regarda l’eau mouvante.

— C’est incroyable, murmura-t-il. Après toutes ces années, voir l’eau envahir ce niveau de la mine ! On dirait que mes jours de chercheur de gemmes sont terminés.

— Une des rivières courant sous la montagne a dû se déverser dans la mine pendant le tremblement de terre.

— Ce n’était pas un tremblement de terre, répéta Marquez avec colère. C’était une charge de dynamite.

— Vous voulez dire que ce sont des explosifs qui ont causé l’inondation et l’écroulement ? demanda Pitt.

— J’en suis certain. Je suis prêt à parier mon titre de propriété qu’il y avait quelqu’un d’autre dans cette mine, affirma Marquez en regardant Pitt dans les yeux.

Celui-ci contempla l’eau menaçante.

Si c’est le cas, dit-il d’un ton pensif, ça signifie que quelqu’un souhaite vous voir morts tous les trois.

5

Prenez la tête, ordonna Pitt à Marquez. Nous allons suivre le faisceau de votre lampe frontale jusqu’à ce que les piles soient mortes. Nous ferons le reste du chemin avec ma lampe de plongée.

— Le plus difficile sera d’atteindre le niveau supérieur en passant par les puits, avertit le mineur. Jusqu’à présent, nous avons eu de la chance. Très peu étaient munis d’échelles. La plupart avaient des câbles pour transporter les mineurs et le minerai.

-Nous résoudrons ce problème quand nous le rencontrerons, dit Pitt.

Il était 17 heures quand ils partirent dans le tunnel, en suivant la direction de l’ouest qu’indiquait la boussole de plongée de Pitt. Il avait une drôle d’allure, avançant dans le tunnel avec sa combinaison humide, ses gants et ses bottes de plongée Servus aux semelles d’acier. Il portait seulement l’ordinateur ; la boussole, la lampe sous-marine et le couteau étaient attachés à sa jambe droite. Il avait laissé le reste de son équipement près des cendres du feu mourant.

Il n’y avait pas de gravats dans le tunnel et les cent premiers mètres furent assez faciles à parcourir. Marquez ouvrait la marche, suivi de Pat et d’Ambrose, Pitt venant après eux. Il y avait assez d’espace entre les rails et les parois du tunnel, ce qui leur évita de marcher et de trébucher sur les traverses. Ils passèrent deux puits vides et dépourvus de tout moyen de les escalader. Ils atteignirent ensuite une petite galerie ouverte d’où partaient trois tunnels s’enfonçant dans l’obscurité.

— Si je me rappelle bien le plan de la mine, dit Marquez, nous devons emprunter le tunnel qui part sur la gauche.

Pitt consulta son fidèle ordinateur.

— Gagné ! dit-il.

Cinquante mètres plus loin, ils tombèrent sur un amas de rochers. Les hommes se mirent à dégager un espace suffisant pour s’y faufiler. Après une heure d’effort et une bonne suée, l’ouverture fut assez large pour qu’ils la passent en rampant. Ce tunnel menait à une autre chambre avec un puits conduisant à un vieux treuil toujours en place. Pitt inspecta ce passage vertical de sa lampe. Il eut l’impression de voir un trou sans fond à l’envers. Le haut était bien au-delà de la portée du faisceau lumineux. Mais le puits semblait prometteur. Une échelle de maintenance tenait encore à l’un des murs et les câbles qui montaient et descendaient autrefois les cages d’ascenseur étaient encore installés.

— C’est ce qu’on peut espérer de mieux, dit-il.

— J’espère que l’échelle est solide, dit Ambrose en prenant les montants en main et en les secouant. L’échelle trembla de bas en haut comme un arc.

— Il y a bien longtemps que je n’ai pas grimpé à la corde raide.

— Je passerai le premier, dit Pitt en glissant la lanière de sa lampe de plongée autour de son poignet.

— Attention à la marche, fit Pat avec un vague sourire. Pitt la regarda dans les yeux et vit qu’elle ne plaisantait pas.

— C’est la dernière marche qui m’inquiète le plus.

Il saisit l’échelle, monta plusieurs échelons et hésita, inquiet de l’oscillation. Il persévéra, gardant un œil sur les câbles de levage pendant à portée de son bras. Si l’échelle s’effondrait, il pourrait au moins avancer la main et arrêter sa chute avec un des câbles, il grimpa lentement, un échelon à la fois, les testant avant d’y laisser aller tout son poids. Il aurait pu aller plus vite, mais il tenait à s’assurer que les autres pourraient le suivre sans danger.

Quinze mètres au-dessus de ses trois compagnons, qui le regardaient intensément, il s’arrêta et envoya le faisceau de sa lampe au-dessus de lui. L’échelle s’arrêtait brusquement à seulement 1,80 mètre au-dessus de lui, mais environ 3,60 mètres au-dessous du sol du tunnel. Grimpant deux autres échelons, Pitt tendit un bras et attrapa l’un des câbles. Les torons métalliques avaient 5/8 de pouce d’épaisseur, l’idéal pour une bonne prise. Il lâcha les montants de l’échelle et grimpa au câble, une main après l’autre, jusqu’à ce qu’il soit à 1,20 mètre au-dessus du sol du tunnel. Alors, il se balança d’arrière en avant, décrivant un arc, gagnant chaque fois trente centimètres, avant de pouvoir enfin sauter sur le rocher massif.

— Comment cela se présente ? cria Marquez.

— L’échelle est cassée juste en dessous du tunnel, mais je peux vous tirer sur la distance manquante. Envoyez le Dr O’Connell.

Tandis qu’elle grimpait vers la lumière de Pitt, penché au-dessus du puits, Pat l’entendit frapper quelque chose avec un caillou. Quand elle atteignit le dernier échelon, il avait fabriqué une sorte de prise avec un morceau de vieux poteau et l’abaissait vers elle.

— Accrochez-vous à la planche centrale des deux mains et tenez bon.

Elle fit ce qu’il ordonnait et se retrouva bientôt sur la terre ferme. Quelques minutes plus tard, Marquez et Ambrose l’avaient rejointe dans le tunnel. Pitt dirigea sa lampe aussi loin que le faisceau pouvait aller. Aucun rocher ne s’était effondré par là. Il l’éteignit alors pour économiser ses piles.

— Après vous, Marquez.

— J’ai parcouru ce tunnel il y a trois ans. Si ma mémoire est bonne, il mène droit sur la galerie d’entrée de Paradise.

— On ne peut pas sortir par là à cause de l’avalanche, rappela Ambrose.

— Mais nous pouvons le contourner, dit Pitt en étudiant l’écran de l’ordinateur. Si nous prenons le prochain travers-banc sur 150 mètres, nous tomberons sur un tunnel d’une mine appelée North Star.

— Qu’est-ce exactement qu’un travers-banc ? demanda Pat.

— Un accès par des veines perpendiculaires à un tunnel foré. On les utilise pour la ventilation et la communication entre les opérateurs de forage, répondit Marquez. Je n’ai jamais vu un tel passage, ajouta-t-il à l’attention de Pitt. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas, mais il est probablement comblé.

— Alors, gardez les yeux ouverts sur le mur de ce tunnel sur votre gauche, conseilla Pitt.

Marquez hocha silencieusement la tête et s’enfonça dans l’obscurité, éclairé seulement par sa lampe frontale. Le tunnel s’étirait et paraissait ne jamais finir. À un moment, Marquez s’arrêta et demanda à Pitt d’éclairer un rocher plein, entre des étais.

— Ça ressemble à ce que nous cherchons, dit-il en montrant un arc de granit au-dessus des pierres branlantes.

Les hommes s’affairèrent immédiatement pour enlever les gravats. Au bout de quelques minutes, ils avaient creusé un passage. Pitt passa le premier et dirigea sa lumière vers un passage à peine assez large pour qu’ils l’empruntent. Puis il regarda sa boussole.

— C’est la bonne direction. Dégageons un espace qui nous permettra de nous y faufiler et allons-y.

Ce tunnel était plus étroit que les autres et ils durent marcher sur les traverses supportant les voies réservées aux wagonnets de minerai, ce qui ralentit leur tortueuse progression. Une heure de marche dans l’obscurité, avec une seule lampe de mineur pour éclairer le chemin, épuisa le peu de vigueur qu’ils possédaient encore. Ils ne cessaient de se prendre les pieds dans les traverses inégales et trébuchaient tous les cinq pas.

Un autre éboulement qu’ils ne purent traverser les obligea à faire un interminable détour qui leur prit presque deux heures. Finalement, ils purent le contourner en passant par une galerie qui montait en pente jusqu’à trois niveaux au-dessus, avant de s’achever en un large tunnel contenant les restes rouillés d’un treuil à vapeur. Ils l’escaladèrent avec difficulté, se heurtant aux grands cylindres et aux bobines où reposaient encore 15 00 mètres de câble.

Marquez commençait à montrer les signes de la fatigue des dernières heures. Il était en bonne santé pour son âge, mais n’avait pas l’entraînement nécessaire aux efforts et au stress qu’il endurait depuis leur sortie de la crypte inondée. Ambrose, lui, avait l’air d’un promeneur dans un parc. Remarquablement calme, il semblait très décontracté pour un professeur plus habitué au confort d’une salle de classe. Le seul amusement du petit groupe fut le chapelet de jurons que Pitt marmonnait sans cesse. Son mètre quatre-vingt-neuf surmonté du casque de mine que lui avait prêté Pat, plus petite que lui, se cognait sans cesse aux traverses du plafond avec une régularité exaspérante.

Marchant derrière les autres, Pitt ne voyait pas leurs visages dans les ombres dansantes, mais il savait que tous trois avaient assez d’entêtement pour marcher jusqu’à l’épuisement, trop fiers pour être le premier à proposer un moment de repos. Bien que se sentant encore frais, il commença à haleter pour que ses compagnons le croient épuisé.

— Je suis crevé ! Que diriez-vous de nous reposer un moment ?

— Ça me paraît une bonne idée, dit Marquez, soulagé que quelqu’un d’autre que lui l’ait suggérée. Ambrose s’adossa à un mur.

— Moi, je propose plutôt de marcher jusqu’à ce que nous soyons sortis de là.

— Vous n’aurez pas ma voix, dit Pat. Mes jambes crient à l’agonie. Nous avons dû passer plus de mille traverses de rails.

Ce n’est que lorsqu’ils se furent affalés sur le sol, Pitt étant resté debout avec désinvolture, qu’ils comprirent qu’il les avait trompés. Mais personne ne se plaignit, trop heureux de se détendre et de masser leurs chevilles et leurs genoux douloureux.

— Avez-vous une idée de ce qui nous reste à couvrir ? demanda Pat.

Il consulta son ordinateur pour la centième fois.

— Je ne peux en être absolument certain, mais, si nous pouvons aller deux niveaux plus haut, et si nous ne sommes pas bloqués par un autre éboulement, nous devrions être sortis de ce trou dans une heure.

— Et, à votre avis, où émergerons-nous ? demanda Marquez.

— Quelque part sous la ville de Telluride.

— Il s’agit probablement de la vieille propriété d’O’Reilly. C’était une galerie qui s’était effondrée, non loin de l’endroit d’où partent les remonte-pentes menant aux pistes de ski de Mountain Village. Mais vous allez avoir un problème.

— Encore un ?

— Le nouvel hôtel Sheridan et son restaurant sont bâtis juste au-dessus de l’entrée de la vieille mine. Pitt lui adressa un sourire.

— Si vous avez raison, je vous offre le dîner.

Ils restèrent silencieux un long moment, perdus dans leurs pensées. On n’entendait que leur respiration et le bruit régulier des gouttes qui tombaient de la voûte du tunnel. Le découragement laissait place à l’espoir. Sachant que la fin de leurs souffrances était peut-être proche, les symptômes de la fatigue disparaissaient peu à peu.

Pitt avait toujours soupçonné que les femmes avaient une ouïe plus développée que celle des hommes, depuis que tant de ses amies séjournant chez lui se plaignaient du son trop élevé de son téléviseur. Ces soupçons se confirmèrent bientôt.

— Je crois que j’ai entendu une moto, dit Pat.

— Une Harley-Davidson ou une Honda ? demanda Marquez en riant pour la première fois depuis qu’il avait quitté sa maison.

— Non, je parle sérieusement. Je vous jure que ça ressemble au bruit d’une moto.

Alors, Pitt entendit quelque chose à son tour. Il se tourna vers le bout du tunnel d’où ils étaient venus et mit les mains autour de ses oreilles. Il discerna le bruit caractéristique du pot d’échappement d’une grosse moto.

— Est-ce que les gens du coin s’amusent à faire de la moto dans les vieux tunnels de la mine ? demanda-t-il sérieusement à Marquez. Celui-ci fit non de la tête.

— Jamais ! Ils se perdraient dans ce labyrinthe à moins qu’ils ne commencent par plonger dans un puits d’au moins 300 mètres. Et puis il y a aussi le danger que le bruit de leurs pots d’échappement fasse s’effondrer les étais de soutènement pourris et les engloutisse sous un tas de terre. Non, monsieur, je ne connais personne d’assez fou pour s’amuser à faire un circuit dans la mine.

— D’où viennent-ils ? demanda Pat sans s’adresser à personne en particulier.

— D’une autre mine encore accessible. Dieu seul sait comment ils ont fait pour se trouver dans le même tunnel que nous.

— Une bien curieuse coïncidence, dit Pitt en scrutant le tunnel.

Il se sentit mal à l’aise et se demanda pourquoi. Il n’en savait rien. Il resta là, sans bouger un muscle, écoutant s’amplifier le bruit de la moto. Un son tout à fait inhabituel dans une vieille mine. Inhabituel et incongru. Il se raidit quand la première lueur des phares arriva sur eux.

Il était incapable de dire si une ou plusieurs machines roulaient dans le tunnel. Il paraissait raisonnable de penser que cet engin, ou ces engins, représentaient une menace. Mieux valait se méfier. C’était peut-être un concept dépassé, mais sa nature prudente l’avait sauvé plus d’une fois.

Il se tourna et dépassa lentement le groupe formé par Ambrose et Marquez. Leur attention tout entière tournée vers le bruit et la lumière, ils ne s’en rendirent pas compte. Il se faufila le long d’un des murs du tunnel, dans la direction des motos qui approchaient. Seule Pat le regarda tandis qu’il s’enfonçait dans l’obscurité de l’entrée d’une galerie menant à un trou étroit entre deux piliers de bois. Elle le vit, puis elle ne le vit plus. Il avait disparu comme un spectre.

Il y avait trois motos. L’avant des machines était équipé de tout un assortiment de phares halogènes qui aveugla les survivants épuisés. Ils mirent leurs mains devant leurs yeux et détournèrent la tête tandis que les motos se mettaient au point mort.

Deux des intrus mirent pied à terre et s’approchèrent, leurs silhouettes se détachant dans la lumière des phares derrière eux. Ils avaient l’air de martiens, avec leurs casques sombres et luisants et leurs combinaisons de motards portées sous des gilets protecteurs. Des bottes atteignaient leurs genoux et des gants noirs à côtes cachaient leurs mains. Le troisième motocycliste resta sur sa machine tandis que les deux premiers relevaient la visière de leurs casques.

— Vous n’imaginez pas comme nous sommes heureux de vous voir ! dit chaleureusement Pat.

— Vous auriez sûrement pu venir plus tôt à notre aide, ajouta Ambrose d’un ton fatigué.

— Mes compliments pour être arrivés jusqu’ici, dit la silhouette de droite d’une voix profonde et sinistre. Nous pensions que vous vous noieriez dans la crypte amène.

— Amène ? répéta Pat, sans comprendre.

— Mais d’où venez-vous ? demanda Marquez.

— Ça n’a aucune importance, dit le motard, comme s’il refusait de répondre à la question stupide d’un étudiant.

— Vous saviez que nous étions coincés dans la chambre par un éboulement et la montée de l’eau ?

— Oui, dit froidement le motard.

— Et vous n’avez rien fait ? demanda Marquez, incrédule. Vous n’avez pas essayé de nous sortir de là ou de prévenir les secours ?

— Non.

« En voilà un dont la conversation est stimulante », pensa Pîtt. S’il avait eu quelques soupçons, il était maintenant convaincu que ces gens n’étaient pas des risque-tout locaux faisant une équipée dominicale. C’étaient des tueurs, et lourdement armés. Il ignorait pourquoi, mais il savait qu’ils ne les laisseraient pas s’échapper vivants. Il était temps d’agir et la surprise était son seul atout. Il sortit son couteau de son étui et prit le manche bien en main. C’était sa seule arme et il allait devoir s’en contenter. Plusieurs fois, il inspira profondément et ferma les poings. C’était maintenant ou jamais.

— Nous avons bien failli nous noyer, dit Pat en se demandant ce que manigançait Pitt. Préparait-il quelque chose, en fait, ou était-il un lâche qui se cachait du danger ?

— Nous le savons. C’était le plan prévu.

— Le plan ? Quel plan ?

— Vous deviez mourir tous les trois, dit le motard sans émotion. Malheureusement, votre volonté de survivre a été plus forte que l’éboulement et l’inondation, continua-t-il. Nous n’avions pas prévu votre persévérance. Mais ça n’a pas d’importance. Vous n’avez fait que repousser l’inévitable.

— L’explosion de dynamite ! murmura Marquez, choqué. C’était vous ?

— Oui, nous avons placé la charge, reprit l’intrus sans émotion.

Pat commençait à se sentir comme un daim pris dans les phares d’un camion. Elle savait que les motards ignoraient la présence de Pitt et se comporta donc comme s’il n’existait pas. Marquez et Ambrose supposèrent qu’il se tenait simplement derrière eux, aussi choqué qu’ils l’étaient eux-mêmes.

— Pourquoi voulez-vous nous tuer ? demanda Pat d’une voix tremblante. Pourquoi de parfaits étrangers voudraient-ils nous assassiner ?

— Vous avez vu le crâne et vous avez vu les inscriptions. Marquez paraissait écartelé entre la peur et la colère.

— Et alors ? grogna-t-il.

— Votre découverte ne doit pas être connue hors de ces mines, nous ne pouvons le permettre.

— Mais nous n’avons rien fait de mal, intervint Ambrose, étrangement calme. Nous sommes des scientifiques, étudiant un phénomène historique. Nous ne parlons pas de trésor, mais d’objets anciens. C’est insensé de se faire tuer pour ça !

Le motard haussa les épaules.

— Dommage pour vous, mais vous avez mis le nez dans quelque chose qui dépasse de loin votre compréhension.

— Comment avez-vous pu savoir que nous avions pénétré dans la chambre ? demanda Marquez.

— Nous en avons été avertis. Vous n’avez pas besoin d’en savoir plus.

— Par qui ? Seules cinq personnes savaient que nous étions là.

— Nous perdons du temps, grogna le motard. Finissons notre affaire ici et jetons-les dans le puits le plus proche.

— C’est de la folie, murmura Ambrose d’une voix calme.

Pitt sortit silencieusement du tunnel, l’éventuel bruit de ses pas étant couvert par le ronronnement des pots d’échappement. Il se glissa derrière le motard resté sur sa machine, distrait par la conversation. Pitt savait tuer, mais il n’était pas dans sa nature de poignarder un homme dans le dos, aussi abominable fût-il. En un instant, il retourna la poignée de son poignard et en frappa de toutes ses forces la base du cou du motard. Juste sous le casque. Ce fut à la limite d’un coup mortel, mais il n’y mit pas la force nécessaire pour qu’il le fût. Le motard s’effondra sur son siège et tomba contre Pitt sans même émettre un grognement. Pitt se baissa et tint le corps entre ses bras un instant puis le coucha, en même temps que la moto, sans faire de bruit, contre le wagonnet. Le moteur de l’engin tournait toujours au ralenti.

Sans perdre un instant, il repoussa le gilet protecteur du motard et saisit un Para Ordnance 10+1, un calibre .45 automatique glissé dans un holster attaché sous l’aisselle de l’homme. Il régla la visée sur le dos du motard se tenant à sa droite et actionna le chien. Il n’avait encore jamais tiré avec un P-10, mais, au poids, il sentit que le chargeur était plein. L’arme possédait à peu près les mêmes caractéristiques que son cher Colt .45, enfermé pour l’instant dans le véhicule de la NUMA, qu’il avait conduit de Washington au Colorado.

Les phares de la moto illuminaient les deux tueurs qui ne se rendaient pas compte qu’une silhouette s’approchait d’eux par-derrière. Mais quand Pitt passa devant la lumière de la troisième moto, couchée sur le rail, Ambrose l’aperçut. L’anthropologue regarda Pitt sortir de la lumière, montra le tunnel derrière les motards et lâcha étourdiment :

— Comment diable êtes-vous revenu ?

À ces mots, Pitt visa soigneusement prenant le temps, de son index, de caresser la détente.

— À qui parlez-vous ? demanda le premier motard.

— À bibi, répondit Pitt.

Ces hommes étaient les meilleurs de leur profession. Ils ne cillèrent même pas, ne prononcèrent pas une parole inutile, pas une question évidente. Ils ne manifestèrent ni hésitation ni la moindre incertitude. Leur sixième sens fonctionna à l’unisson. Ils agirent à la vitesse de l’éclair. En un mouvement apparemment unique et longuement répété, ils sortirent leurs propres P-10 de leurs holsters et pivotèrent, le visage froid et impassible.

Pitt n’affronta pas ses ennemis comme on l’apprend à l’académie de police, les genoux légèrement pliés, le revolver tendu à deux mains devant lui, à la manière des superflics au cinéma. Il préféra la position classique, le corps légèrement tourné, regardant par-dessus son épaule, l’arme tenue d’une main. Ainsi, il était une cible moins évidente et sa visée était plus précise. Il savait que les bandits armés de l’Ouest, du moins ceux qui avaient vécu jusqu’à un âge avancé, n’avaient pas nécessairement été ceux qui dégainaient le plus vite, mais ceux qui prenaient le temps de viser au plus juste avant d’appuyer sur la détente.

La première balle de Pitt atteignit le motard de droite en pleine nuque. Un infime, un minuscule déplacement du P-10 et il pressa la détente pour la seconde fois. Le motard de gauche prit la balle en pleine poitrine, presque au moment où sa propre arme s’alignait sur la silhouette de Pitt. Celui-ci eut du mal à croire que deux hommes puissent réagir en même temps en un clin d’œil. S’ils avaient disposé de deux secondes de plus pour tirer, c’eût été son corps à lui qui serait tombé lourdement sur le sol de granit de la mine.

Les coups de feu claquèrent comme un assourdissant barrage d’artillerie, se répercutant tout au long des murs rocheux du tunnel. Pendant dix secondes, peut-être vingt, ils eurent l’impression de vivre toute une heure. Pat, Ambrose et Marquez regardèrent sans y croire les cadavres à leurs pieds, les yeux ouverts et vitreux. Puis une vague lueur d’espoir et la compréhension qu’enfin ils étaient vivants brisèrent le sortilège qui les avait tenus muets d’horreur.

— Mais que se passe-t-il, au nom du ciel ? demanda Pat d’une voix grave et vague. Vous les avez tués ? ajouta-t-elle en regardant Pitt.

C’était plus une remarque qu’une question.

— Mieux vaut pour vous qu’ils soient morts, dit Pitt en entourant ses épaules de ses bras. Nous venons de vivre un méchant cauchemar, mais c’est presque fini, maintenant.

Marquez enjamba les rails et se pencha sur les tueurs morts.

— Qui sont ces gens ?

— C’est un mystère que les autorités légales devront résoudre, répondit Ambrose. J’aimerais vous serrer la main, monsieur… (Il eut l’air un peu égaré.) Je ne connais même pas le nom de l’homme qui vient de me sauver la vie.

— C’est Dirk Pitt, dit l’intéressé.

— J’ai une dette énorme envers vous, dit Ambrose qui semblait plus agité que détendu.

— Et moi aussi, ajouta Marquez en tapant sur l’épaule de Pitt.

— À votre avis, quelle mine ont-il empruntée pour arriver ici ? demanda Pitt à Marquez.

Celui-ci réfléchit un moment.

— Très probablement Paradise.

— Ce qui signifie qu’ils se sont volontairement enfermés quand ils ont fait sauter la dynamite qui a causé l’avalanche, dit Ambrose. Pitt secoua la tête.

— Pas volontairement. Ils savaient qu’ils pourraient regagner la surface par un autre chemin. Leur grosse erreur a été d’utiliser une charge trop massive. Ils n’avaient pas prévu de faire trembler le sol, ni l’éboulement et les fissures souterraines qui ont fait monter l’eau et ont inondé le tunnel.

— Ça se tient, dit Marquez. Et, comme ils étaient de l’autre côté de l’éboulement, ils ont pu facilement grimper le puits en pente en avant de l’inondation. Le trouvant bloqué par la neige, ils ont dû chercher des travers-bancs pour trouver une sortie…

— Ils ont dû tourner dans la mine pendant des heures, complètement perdus, quand ils sont tombés sur nous, acheva Ambrose. Pitt hocha la tête.

— En grimpant le tunnel d’accès de la mine Paradise jusqu’à ce niveau, ils ont évité les puits verticaux que nous avons dû escalader.

— On dirait presque qu’ils nous cherchaient, marmonna Marquez. Pitt n’exprima pas ses pensées aux autres, mais il était sûr que, lorsque les motards avaient escaladé les niveaux supérieurs pour échapper à l’inondation, ils les avaient ensuite suivis à la trace tous les quatre.

— Tout ça est complètement dingue ! dit Pat en regardant les motards morts. Que voulaient-ils dire par « vous avez mis le nez dans quelque chose qui dépasse de loin votre compréhension » ?

Pitt haussa les épaules.

— D’autres devront trouver cela. Moi, ce que je voudrais savoir, c’est qui les a envoyés. Que représentent-ils ? Et à part ça, je ne suis qu’un ingénieur de marine trempé, qui a froid aux pieds et qui ne rêve que de manger une grosse côte de bœuf accompagnée d’un verre de tequila.

— Pour un ingénieur de la Marine, dit Ambrose en souriant, vous êtes rudement doué avec une arme.

— Il ne faut pas être un virtuose pour tuer un homme dans le dos, répondit Pitt cyniquement.

— Qu’allons-nous faire de lui ? demanda Marquez en montrant le motard que Pitt avait assommé.

— Nous n’avons pas de cordes pour l’attacher, alors nous allons lui enlever ses bottes. Il n’ira pas loin, nu-pieds, dans ces tunnels.

— Vous voulez le laisser là ?

— Je trouve inutile de tirer un corps inerte. Avec un peu de chance, quand nous préviendrons le shérif et qu’il enverra ses hommes par ici, le tueur sera toujours inconscient. L’un d’entre vous a-t-il jamais conduit une moto ? demanda-t-il après un silence.

— J’ai conduit une Harley pendant dix ans, répondit Marquez.

— Et moi j’ai une vieille Honda CBX Super Sport qui appartenait à mon père, dit Pat.

— Vous la conduisez ?

— Je l’ai conduite pendant toutes mes études en fac. Je la prends encore parfois le week-end.

Pitt la considéra avec un respect nouveau.

— Alors, vous êtes une de ces fanas vêtues de cuir, vissées sur leur selle ?

— Tout juste, dit-elle avec orgueil.

— Et vous, Doc ? demanda-t-il en se tournant vers Ambrose.

— Je n’ai jamais mis les fesses sur une moto. Pourquoi voulez-vous le savoir ?

— Parce que nous disposons de trois Suzuki RM 125 apparemment en excellent état et que je ne vois pas pourquoi nous ne les emprunterions pas pour sortir de la mine.

— Là, je vous suis ! dit Marquez avec un large sourire.

— Je vais attendre ici que le shérif arrive, dit Ambrose. Vous autres, allez-y. Je n’ai pas envie de passer trop de temps avec un tueur vivant et deux cadavres.

— Je ne tiens pas à vous laisser seul ici avec ce tueur, Doc. Je préfère que vous montiez derrière moi jusqu’à ce que nous soyons dehors.

Ambrose campa sur sa position.

— Ces motos n’ont pas l’air faites pour deux passagers. Et je n’ai pas la moindre envie de monter dessus. De plus, vous allez passer sur des rails et ça sera aussi casse-gueule que possible.

— Comme vous voudrez, dit Pitt cédant à l’anthropologue.

Il se baissa et prit les P-10 automatiques sur les cadavres. Il n’était pas un tueur-né mais ne montrait aucun remords. Une minute plus tôt, ces hommes étaient prêts à tuer trois innocents qu’ils ne connaissaient ni d’Eve ni d’Adam – et lui n’aurait laissé faire ça pour rien au monde.

Il tendit une des armes à Ambrose.

— Restez au moins à six mètres de notre ami et surveillez-le s’il ouvre l’œil. (Il lui donna aussi sa lampe de plongée.) Les piles devraient durer jusqu’à ce que le shérif arrive.

— Je ne me crois pas capable de tirer sur un autre être humain, protesta Ambrose dont la voix avait cependant un ton froid.

— Ne considérez pas ces types comme des humains. Ce ne sont que des bourreaux qui peuvent, de sang-froid, couper la gorge d’une femme et manger une glace juste après. Je vous préviens, Doc, s’il vous regarde de travers, écrasez-lui la tête avec une pierre.

Les Suzuki étaient toujours au point mort et il leur fallut moins d’une minute pour actionner le changement de vitesse, les freins et l’accélérateur. Après un geste d’adieu à Ambrose, Pitt partit le premier dans un grand bruit de moteur.

Il n’y avait pas la place pour que les motos roulent entre les rails extérieurs et les murs du tunnel, en tout cas pas sans frotter les poignées contre le dur granit. Pitt garda ses roues au centre des rails, suivi de près par Pat et Marquez. Secouée par les traverses et les suspensions rigides qui lui faisaient grincer les dents, Pat avait l’impression que son intestin tournait dans le tambour d’une machine à laver. Mais Pitt comprit vite qu’il suffisait de trouver la bonne vitesse, celle qui vibrait le moins. Quarante kilomètres/heure, d’après son expérience, une vitesse qui lui aurait paru bien lente sur une route goudronnée, mais qui était très dangereuse dans un étroit tunnel de mine.

Les bruits des pots d’échappement frappaient les murs de rocher et revenaient en écho dans leurs oreilles. Les faisceaux des phares dansaient sur les rails et les madriers, comme des lumières stroboscopiques. Pitt évita de justesse un wagonnet posé sur la voie et qui dépassait un peu d’un travers-banc. Après avoir gravi la pente douce d’un puits de sortie, ils atteignirent le niveau supérieur d’une mine appelée « Le Citoyen » sur l’ordinateur de Pitt. Il s’arrêta là où le tunnel en rencontrait un autre en une fourche et consulta le petit scanner.

— Sommes-nous perdus ? demanda Pat en criant pour se faire entendre malgré les ronflements des pots d’échappement.

— Encore 200 mètres dans le tunnel de gauche et nous devrions atteindre le bout de cette galerie que vous situez sous l’hôtel Sheridan.

— L’entrée de la propriété d’O’Reilly a été recouverte il y a plus de cent ans, dit Marquez. On ne sortira jamais par là.

— Ça ne nous fera pas de mal d’y jeter un coup d’œil, répondit Pitt en passant une vitesse.

La moto bondit et il dut freiner sec deux minutes plus tard, confronté à un mur de brique barrant solidement l’ancienne entrée de la mine. Il s’arrêta net, appuya l’engin contre un madrier et examina les briques à la lumière des phares.

— Il va falloir trouver un autre chemin, dit Marquez. (Venant près de lui, il arrêta son moteur et mit pied à terre pour garder la moto dressée.) Nous avons atteint le mur de fondation de la cave de l’hôtel.

Pitt ne parut pas l’entendre, comme s’il était à des milliers de kilomètres de là. Il tendit lentement la main et la promena contre les murs rouges. Il se tourna quand Pat arrêta sa machine et éteignit le moteur.

— Et maintenant, où allons-nous ? demanda-t-elle d’une voix qui trahissait sa très grande fatigue.

— Là ! dit Pitt sans tourner la tête, en montrant le mur de brique. Je vous propose de déplacer tous les deux vos engins vers les côtés du tunnel.

Pat et Marquez ne comprenaient pas. Et ils ne comprirent pas non plus quand Pitt, remonté sur la Suzuki, eut remis le moteur en marche et fait voler le gravier sous sa roue arrière en reculant vers le tunnel. Après un court instant, ils l’entendirent accélérer vers eux sur les rails, les phares de la moto dansant follement en dépassant les madriers.

Marquez calcula que Pitt faisait au moins du 50 kilomètres/heure quand il lança ses jambes sur le côté et enfonça ses talons dans les rails jumeaux à moins de dix mètres du mur, lâcha les poignées de son guidon et se leva, laissant la Suzuki prendre de la vitesse sous lui. Penché en arrière pour compenser la vitesse, il resta bien droit sur environ six mètres avant que ses pieds ne glissent des rails et qu’il ne se mette en boule et roule à travers le tunnel comme un ballon de football.

La moto resta sur ses deux roues et commençait tout juste à pencher quand elle s’écrasa contre le mur de brique avec un crissement de protestation du métal et un nuage de poussière, avant d’exploser au milieu des vieilles briques dégradées et disparaître au-delà, dans le vide.

Pat courut jusqu’au corps de Pitt, qui avait dérapé et s’était étalé par terre. Elle aurait pu jurer qu’il s’était tué, mais il leva les yeux vers elle. Du sang coulait d’une blessure à son menton, mais il lui sourit comme un fou.

— Voyons un peu si Evel Knivel sait faire ça, dit-il. Pat le regarda, sidérée.

— Je n’arrive pas à croire que vous ne vous êtes pas cassé tous les os de votre corps !

— Aucun n’est cassé, murmura-t-il en se relevant lentement. Mais j’ai quand même dû en fêler quelques-uns.

— C’est la chose la plus folle que j’aie jamais vue, murmura Marquez.

— Peut-être, mais ça a marché encore mieux que je ne m’y attendais, dit Pitt serrant son épaule droite et montrant le trou dans le mur.

Il resta là, reprenant sa respiration et attendant que la douleur de ses côtes fêlées et de son épaule démise se calme un peu. Marquez, lui, déblayait les briques pour élargir l’entrée.

Le mineur jeta un coup d’œil par le mur démoli et pointa sa lampe vers l’intérieur. Il retourna la tête et dit :

— Je pense qu’on va avoir un gros pépin.

— Pourquoi ? demanda Pat. Ne pouvons-nous sortir par là ?

— Si, on le peut, dit Marquez, mais ça va nous prendre un sacré bout de temps.

— Comment ça ?

Pitt boitilla vers l’ouverture et y jeta un coup d’œil.

— Oh ! Non ! grogna-t-il.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ? s’énerva Pat.

— La moto, dit Pitt. Elle s’est écrasée dans la cave à vins de l’hôtel-restaurant. Il doit y avoir une centaine de bouteilles cassées, et des bouteilles rares, bien sûr, dont le sol est en train d’absorber le contenu.

6

Le shérif James Eagan Jr dirigeait l’opération de sauvetage à la mine Paradise quand il reçut un appel de son adjoint, l’informant que Luis Marquez avait été mis à l’ombre par les services du marshal de Telluride, pour être entré par effraction dans le nouvel hôtel Sheridan. Eagan eut du mal à le croire. Comment était-ce possible ? L’épouse de Marquez avait insisté sur le fait que son mari et deux autres personnes étaient coincés dans la mine par une avalanche.

Un peu à contrecoeur, Eagan confia à un autre le commandement de l’opération de sauvetage et descendit la montagne jusqu’à l’hôtel.

La dernière chose qu’il s’attendait à trouver était une motocyclette déglinguée au milieu de plusieurs caisses de bouteilles de vin cassées. Son étonnement grandit quand il entra dans la salle de conférences de l’hôtel pour y rencontrer les coupables après leurs aveux. Il se trouva face à trois personnes sales, trempées, en haillons, deux hommes et une femme, dont l’un vêtu de ce qui restait d’une combinaison de plongeur. Tous trois étaient menottés et gardés à vue par deux policiers aux visages peu amènes. L’un des policiers montra Pitt du menton.

— Celui-là portait tout un arsenal.

— Vous avez ses armes ? demanda Eagan d’un ton officiel. Le policier hocha la tête et lui tendit trois automatiques Para-Ordnance calibre 45. Satisfait, Eagan se tourna vers Marquez.

— Comment diable es-tu sorti de la mine pour atterrir ici ? demanda-t-il, sidéré.

— Ça n’a aucune importance, répondit vivement le mineur. Tes adjoints et toi devez foncer dans le tunnel. Tu y trouveras deux cadavres et un professeur d’université, le Dr Ambrose, qui est resté pour garder un tueur.

Il y eut un réel sentiment de scepticisme, à la limite du refus, dans l’esprit du shérif Jim Eagan, tandis qu’il s’asseyait, repoussait sa chaise sur les deux pieds arrière et tirait un carnet de la poche de sa chemise.

— Qu’est-ce que tu dirais de me raconter exactement ce qui se passe ici ?

Avec désespoir, Marquez résuma brièvement l’effondrement et l’inondation, l’arrivée fortuite de Pitt, leur fuite de la chambre mystérieuse, la rencontre des trois meurtriers et leur entrée musclée dans la cave à vins de l’hôtel.

Au début, les premiers détails vinrent lentement, Marquez luttant contre l’effet de la tension et de l’épuisement. Puis ses paroles prirent un flux plus rapide lorsqu’il se rendit compte qu’Eagan ne le croyait pas. La frustration laissa bientôt place à l’urgence, Marquez plaidant pour qu’Eagan sauve Tom Ambrose.

— Nom de Dieu, Jim, cesse d’être aussi borné ! Lève ton cul et va voir toi-même !

Eagan connaissait assez Marquez et respectait son honnêteté, mais son histoire était trop énorme pour qu’il y croie sans preuve.

— Des crânes en obsidienne noire, des signes indéchiffrables dans une chambre construite à 3 00 mètres sous la montagne, des meurtriers qui parcourent les galeries de mines à motocyclette. Si ce que tu me dis est vrai, c’est vous trois qui serez les premiers suspectés de meurtre.

— M. Marquez vous a dit l’exacte vérité, dit Pat, parlant pour la première fois. Pourquoi ne voulez-vous pas le croire ?

— Et vous êtes ?

— Patricia O’Connell, répondit-elle d’une voix lasse. J’appartiens à l’université de Pennsylvanie.

— Et quelle raison aviez-vous d’être dans la mine ?

— Je travaille dans le domaine des langues anciennes. On m’a demandé de venir à Teîluride pour déchiffrer les anciennes inscriptions que M. Marquez a trouvées dans sa mine.

Eagan étudia un moment la jeune femme. Bien habillée et bien maquillée, elle devait être mignonne. Il avait du mal à croire qu’elle puisse être diplômée de langues anciennes. Assise là, avec ses cheveux mouillés et son visage taché de boue, elle avait l’air d’une clocharde sans logis.

— Tout ce que je sais, dit lentement Eagan, c’est que vous avez démoli une moto qui a peut-être été volée et que vous avez vandalisé la cave de cet hôtel.

— Oublie ça, plaida Marquez, et va sauver le Dr Ambrose.

— Ce n’est que lorsque je serai sûr des faits que j’enverrai mes hommes dans la mine.

Jim Eagan était le shérif de San Miguel County depuis huit ans et travaillait en bonne intelligence avec les policiers qui s’occupaient de la ville de Telluride. Il y avait peu d’homicides dans le coin. Les problèmes de maintien de l’ordre concernaient surtout des accidents de voiture, des petits vols, des bagarres d’ivrognes, un peu de vandalisme et des drogués, généralement de jeunes voyageurs passant par Telluride pendant l’été. Il y avait eu quelques affaires telles que les festivals de jazz et les fumeurs d’herbe. Eagan était respecté des citoyens de ses petits, mais ravissants domaines montagnards. C’était un homme agréable, sérieux dans son travail, mais riant facilement quand il buvait une bière dans l’un des bistrots de la région. De taille et de poids moyens, il avait souvent une expression intimidante. Il lui suffisait généralement d’un regard pour faire trembler un coupable arrêté.

— Puis-je vous demander une petite faveur ? demanda l’homme écorché et fatigué vêtu d’une combinaison de plongée déchirée.

On l’aurait dit essoré par les pales d’une pompe à eau. À première vue, Eagan lui donnait quarante-cinq ans, mais il en avait probablement cinq de moins que ce que son visage bronzé et taillé à la serpe suggérait. Le shérif jugea qu’il devait mesurer au moins un mètre quatre-vingt-dix et peser dans les quatre-vingt-dix kilos, à quelque chose près. Il avait des cheveux noirs et souples, avec quelques touches de gris aux tempes, des sourcils épais et sombres au-dessus du vert vif de ses yeux. Un nez droit et fin surplombait des lèvres fermes aux coins relevés en un léger sourire. Ce qui ennuyait Eagan n’était pas tant l’attitude indifférente de cet homme – il avait rencontré bien des canailles jouant l’apathie –, mais son étonnante façon d’être à la fois intéressé et détaché. Il était évident que l’homme qui lui faisait face n’était pas le moins du monde impressionné par la tactique de domination d’Eagan.

— Ça dépend, répondit enfin le shérif, un stylo à bille à la main, prêt à écrire. Votre nom ?

— Dirk Pitt.

— Et que faites-vous dans la vie, monsieur Pitt ?

— Je suis directeur des projets spéciaux de l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine. Je passais par ici et j’ai pensé qu’il serait amusant de chercher de l’or.

Eagan grinça des dents sans le montrer. Il avait horreur de ne pas être à son avantage.

— Nous pouvons nous dispenser de faire de l’humour, monsieur Pitt.

— Si je vous donnais un numéro de téléphone, auriez-vous la courtoisie de le composer ? demanda Pitt d’un ton poli et sans trace d’hostilité.

— Vous voulez parler à un avocat ? Pitt fit non de la tête.

— Non, rien de semblable. Je voulais juste appeler pour confirmer ma position et ma présence. Ça pourrait être utile.

Eagan réfléchit un instant puis passa son stylo et son carnet de l’autre côté de la table.

— Très bien, donnez-moi le numéro. Pitt le nota et lui rendit le carnet.

— C’est un appel longue distance. Vous pouvez le demander en PCV si vous voulez.

— Vous pourrez le payer à l’hôtel, dit Eagan avec un mince sourire.

— Vous allez avoir l’amiral James Sandecker, dit Pitt. C’est son numéro personnel. Donnez-lui mon nom et expliquez-lui la situation.

Eagan s’approcha du téléphone posé sur un bureau à côté, demanda une ligne extérieure et composa le numéro. Après un bref silence, il dit :

— Amiral Sandecker ? Ici le shérif Jim Eagan, de San Miguel County, dans le Colorado. J’ai un problème concernant un homme qui prétend travailler pour vous. Un certain Dirk Pitt.

Puis Eagan expliqua rapidement la situation, expliquant que Pitt allait probablement être arrêté et inculpé pour vandalisme et vol avec effraction. À partir de là, la conversation ralentit de son côté et son visage prit une expression abasourdie, qu’il garda presque dix minutes. Comme s’il parlait à Dieu, il répétait sans cesse : « Oui, monsieur. »

Finalement il raccrocha et regarda Pitt d’un air rêveur.

— Eh ben dites donc ! Votre patron a un fichu caractère ! Pitt éclata de rire.

— C’est ce que pensent la plupart des gens.

— Vous avez un CV impressionnant !

— A-t-il proposé de payer les dégâts ? Eagan sourit.

— Il a insisté pour qu’on les prélève sur votre salaire.

Curieuse, Pat demanda :

— Et qu’est-ce que l’amiral a dit d’autre ?

— Eh bien, entre autres choses, répondit Eagan d’une voix rêveuse, il a dit que si M. Pitt affirmait que le Sud avait gagné la guerre de Sécession, il ne me conseillait pas de dire le contraire !

Pitt et Marquez, accompagnés d’Eagan et d’un de ses adjoints, enjambèrent le mur démoli de la cave à vins et se mirent à courir dans le vieux tunnel de la mine. Ils passèrent bientôt devant le vieux wagonnet fixe et poursuivirent leur chemin dans la galerie béante.

Pitt n’avait aucun moyen de mesurer la distance dans l’obscurité. Il jugeait en gros qu’il avait quitté Ambrose et capturé l’assassin à environ douze cents mètres de l’hôtel. Il tenait une torche empruntée à l’un des adjoints du shérif et l’éteignait tous les trente mètres, scrutant l’obscurité pour tenter d’apercevoir la lampe de plongée qu’il avait laissée à Ambrose.

Après avoir couvert ce qu’il jugeait la distance correcte, Pitt s’arrêta et dirigea le rayon de la lampe aussi loin que possible dans le tunnel. Puis il l’éteignit et l’obscurité les enveloppa.

— Nous y sommes, dit-il à Marquez.

— C’est impossible, répondit le mineur. Le Dr Ambrose aurait entendu nos voix résonner sur les roches et vu nos lumières. Il aurait crié ou nous aurait fait signe.

— Il y a quelque chose qui cloche, dit Pitt en dirigeant à nouveau sa lampe vers une ouverture d’un des murs du tunnel. Voici l’entrée de la cavité où je me suis caché quand les motards sont arrivés.

Eagan s’approcha de lui.

— Pourquoi nous arrêtons-nous ?

— Aussi dingue que cela puisse paraître, répondit Pitt, ils ont disparu.

Le shérif éclaira le visage de Pitt, cherchant à lire quelque chose dans ses yeux.

— Vous êtes sûr qu’ils ne sont pas une création de votre imagination ?

— Je le jure devant Dieu, dit Marquez. Nous avons laissé deux cadavres, un tueur évanoui et le Dr Ambrose avec un revolver pour se défendre.

Pitt ignora le shérif et s’agenouilla. Il balaya très lentement le sol avec la lumière, en un arc de 180 degrés, scrutant chaque centimètre du sol et des rails à wagonnets. Marquez commença à demander : « Qu’est-ce que vous… », mais Pitt, une main levée, le fit taire.

Dans son esprit, si Ambrose et le tueur étaient partis, ils avaient dû laisser une vague trace de leur présence. Il avait d’abord eu l’intention de chercher les douilles éjectées par l’automatique P-10 qu’il avait utilisé pour tirer sur les tueurs. Mais il n’y avait pas trace du moindre reflet de cuivre. C’était le bon endroit, il en était certain. Alors il sentit plus qu’il ne vit un minuscule petit morceau de fil noir, à moins de 40 centimètres, si fin qu’il ne faisait même pas d’ombre sous sa lumière. Il suivit le fil avec le rayon lumineux. Il passait par-dessus les rails et montait sur le mur jusqu’à un tas de tissu noir attaché à l’un des madriers supérieurs.

— Dites-moi, shérif, dit Pitt d’une voix étrangement calme, avez-vous suivi des cours de déminage ?

— Je l’ai enseigné à l’école de police, répondit Eagan, les sourcils levés. J’étais expert en démolition dans l’armée. Pourquoi ?

— Parce que je crois qu’on nous a poussés jusqu’ici pour que nous atteignions l’autre monde en pièces détachées. (Il montra le fil menant en haut du madrier.) À moins que je ne me trompe beaucoup, ceci est un piège explosif.

Eagan approcha son visage à quelques centimètres du fil noir. Il le suivit jusqu’à la boule de chiffons et l’étudia soigneusement. Puis il se tourna vers Pitt en le regardant avec respect.

— Je crois bien que vous avez raison, monsieur Pitt. Il y a quelqu’un qui ne vous aime pas.

— Et qui ne vous aime pas non plus, shérif. On a bien dû penser que vous et vos hommes nous auriez accompagnés pour retrouver le Dr Ambrose.

— Où est le professeur ? s’étonna Marquez à voix haute. Où sont-ils donc passés, lui et le tueur ?

— Il y a deux possibilités, dit Pitt. La première, c’est que le tueur a repris conscience, a maîtrisé le Dr Ambrose, l’a tué et a jeté son corps dans le puits vertical le plus proche. Après quoi il aurait installé la charge et se serait enfui par une autre galerie menant à l’extérieur.

— Vous devriez écrire des contes de fées, dit Eagan.

— Alors, expliquez le piège !

— Qui me dit que vous ne l’avez pas installé vous-même ?

— Je n’ai pas de raison.

— Arrête ce jeu, Jim, dit Marquez. Je n’ai pas quitté M. Pitt des yeux pendant les cinq dernières heures. Il vient de nous sauver la vie. Si l’explosion ne nous avait pas tués, l’éboulement l’aurait fait.

— Nous ne sommes pas sûrs que le tas de chiffons contienne de l’explosif, s’entêta Eagan.

— Alors, marchez sur le fil et voyez ce qui se passe, dit Pitt en souriant. Moi, en tout cas, je ne reste pas pour voir. Je me tire.

Il se leva et commença à marcher entre les rails en direction de l’hôtel.

— Un moment, monsieur Pitt, je n’en ai pas fini avec vous. Pitt s’arrêta et se retourna.

— Quelles sont vos intentions, shérif ?

— Vérifier le sac attaché au madrier et, si c’est un explosif, le désamorcer. Pitt recula de quelques pas, le visage mortellement sérieux.

— Je ne ferais pas ça, à votre place. Il ne s’agit pas d’une bombe artisanale construite dans la cave d’un groupe de gamins terroristes. Je vous parie mon prochain salaire que celle-ci a été mise au point par des experts et qu’elle explosera au moindre frôlement.

Eagan le regarda fixement.

— Si vous avez une meilleure idée, je vous écoute.

— Le wagonnet posé sur les rails à environ 200 mètres, répondit Pitt. On le pousse, on le laisse rouler jusqu’au fil et on voit s’il déclenche les explosifs.

— Le plafond du tunnel va s’effondrer, dit Marquez, et le bloquera pour toujours. Pitt haussa les épaules.

— Ce n’est pas comme si cette démolition devait empêcher les générations à venir d’accéder à ce tunnel. Nous sommes les premiers à être passés dans cet endroit depuis 1930.

— Ça se tient, acquiesça enfin Eagan. On ne peut pas laisser traîner des explosifs n’importe où. D’autres explorateurs pourraient tomber dessus.

Un quart d’heure plus tard, Pitt, Eagan, Marquez et l’adjoint avaient fini d’installer le wagonnet à 50 mètres du fil suspect. Les lourdes roues de fer grincèrent et protestèrent sur les premiers mètres, mais finirent par rouler sans à-coups sur les rails rouillés à mesure que l’ancienne graisse de ses axes lubrifiait les roulements. Les quatre hommes en sueur atteignirent enfin le haut de la légère côte.

— Terminus ! annonça Pitt. Une bonne secousse et il roulera sur au moins 1500 mètres.

— Ou jusqu’à ce qu’il tombe dans un puits, ajouta Marquez.

Les hommes poussèrent le wagonnet à l’unisson et coururent à côté de lui, jusqu’à ce qu’il prenne de la vitesse et commence à les distancer. Ils s’arrêtèrent pour reprendre haleine, attendant que les battements de leur cœur s’apaisent. Puis ils dirigèrent leurs lampes vers le wagonnet qui chargeait et disparaissait dans une légère courbe du tunnel.

Moins d’une minute plus tard, une épouvantable détonation déchira le tunnel. Le choc les fît presque tomber. Puis vint un nuage de poussière qui tourbillonna autour d’eux et les dépassa, suivi par le profond grondement de tonnes de rochers tombant de la voûte de la galerie.

Le grondement résonnant encore dans leurs oreilles et les échos se répercutant dans toute la vieille mine, Marquez cria à Eagan :

— Ça devrait anéantir tes doutes, non ?

— Dans ta hâte de prouver que tu as raison, tu as manqué un détail, répondit Eagan d’un ton sec et provocant.

— Et lequel ? demanda Pitt.

— Le Dr Ambrose. Il est peut-être encore quelque part au-delà de l’éboulement. Et même s’il est mort, nous n’aurons aucun moyen de retrouver son corps.

— Ce serait un effort inutile, dit sèchement Pitt.

— Vous ne nous avez donné qu’une possibilité, dit Eagan. Est-ce que ceci a quelque chose à voir avec la seconde ? Pitt hocha la tête.

— Le Dr Ambrose n’est pas mort, dit-il patiemment.

— Vous voulez dire que le troisième assassin ne l’a pas tué ? demanda Marquez.

— Il n’aurait sûrement pas tué son patron.

— Son patron ?

Pitt sourit puis affirma :

— Le Dr Tom Ambrose était l’un des assassins.

7

Je vous prie d’excuser mon retard pour dîner, dit Pat en passant la porte de la maison des Marquez, mais j’avais vraiment besoin d’un bain chaud. Je crains d’y être restée un peu trop longtemps. Lisa Marquez l’embrassa affectueusement.

— Vous n’imaginez pas à quel point je suis heureuse de vous revoir.

Elle se recula, le visage éclairé d’un sourire angélique en voyant Pitt entrer sur les pas de la jeune femme. Elle l’embrassa sur les deux joues.

— Comment pourrai-je jamais vous remercier de m’avoir ramené mon époux vivant et en un seul morceau ?

— J’ai triché, répondit Pitt avec son plus beau sourire. Pour sauver Luis, il fallait que je me sauve moi-même.

— Vous êtes trop modeste !

Pat fut surprise de voir que Pitt avait vraiment l’air embarrassé en regardant le tapis. Elle ajouta :

— Votre mari n’est pas le seul que Dirk ait sauvé.

— Luis n’a pas dit grand-chose de votre triste aventure. Vous devez me raconter tout ça en détail pendant le dîner. Là, donnez-moi vos manteaux.

Lisa était très élégante dans un ensemble en Jean de marque.

— Est-ce que je rêve ou bien est-ce l’odeur d’un élan au barbecue ? demanda Pitt pour se sortir d’une situation qui l’embarrassait.

— Luis est au garage et c’est lui qui le prépare, dit Lisa. il fait trop froid pour manger dehors, alors j’ai mis la table dans notre solarium, sur l’arrière de la maison. Luis y a installé des radiateurs et il y fait très bon. Prenez une bière en traversant la cuisine.

Pitt prit une bouteille de Pacifîco dans le réfrigérateur et rejoignit Marquez dans le garage. Celui-ci était penché sur un bidon de quinze litres transformé en barbecue.

— Ça sent bon, dit Pitt. Vous n’utilisez pas de charbon ?

— On donne un bien meilleur goût à la viande, au poulet et au poisson, en le fumant, dit Luis. J’ai tué cet élan la saison dernière. Je l’ai fait débiter à Montrose et je l’ai congelé. Attendez de goûter la sauce Mornay de Lisa.

Peu après, ils étaient tous assis autour de la table de pin que Marquez avait construite pour la véranda, appréciant les steaks d’élan enrobés de la délicieuse sauce de Lisa. Des épinards à la crème, des pommes de terre au four et une grande salade accompagnaient le tout. Marquez avait demandé à Pat et à Dirk de ne pas en dire trop sur leur triste aventure, il ne voulait pas inquiéter sa femme plus qu’il n’était nécessaire. Elle avait assez souffert en l’attendant si longtemps, avant d’apprendre qu’il était sorti sain et sauf de la mine. Ils avaient donc traité l’affaire légèrement, omettant toute référence aux tueurs et en lui disant qu’Ambrose avait dû retrouver des amis et ne pouvait donc venir dîner.

Ils avaient eu beau agir comme s’ils rentraient d’une promenade au parc, Lisa avait compris, même si elle n’en disait rien. Après le dîner, Pat l’aida à débarrasser la table et revint tandis que Lisa s’occupait à faire dîner ses filles et à préparer le café avant de servir un gâteau aux carottes.

— Excusez-moi un instant, dit Pitt.

Il rentra dans la maison et dit quelques mots à Lisa, avant de rejoindre Pat et Marquez à table.

Sachant sa femme hors de portée de voix, Marquez regarda Pitt dans les yeux.

— Je ne peux accepter votre théorie à propos du Dr Ambrose, dit-il. Je suis sûr qu’il a été tué peu après notre départ.

— Je suis d’accord avec Luis, dit Pat. Il est ridicule de prétendre que Tom ait pu être autre chose qu’un respectable scientifique.

— Aviez-vous rencontré le Dr Ambrose avant aujourd’hui ? demanda Pitt.

— Non, mais je le connais de réputation.

— Mais vous ne l’avez jamais vu ?

— Non.

— Alors comment savez-vous que l’homme que nous avons rencontré sous le nom de Tom Ambrose n’était pas un imposteur ?

— Très bien, admit Marquez. Supposons que vous ayez raison et qu’il travaillait avec ces tueurs fous. Mais comment expliquez-vous le fait qu’il se serait noyé si vous n’étiez pas arrivé ?

— C’est juste, intervint Pat. Il ne pouvait faire partie d’une conspiration criminelle si les tueurs ont essayé de le tuer lui aussi.

— Ses copains meurtriers se sont trompés, dit Pitt avec une certitude glaciale. Ils sont peut-être des experts en démolition, mais ce ne sont pas des mineurs professionnels, comme Luis. Ils ont mis une charge explosive bien trop forte pour le boulot. Au lieu de ne causer qu’un éboulement destiné à bloquer le tunnel, ils ont fait dégringoler toute la roche qui soutenait la rivière souterraine et ont, de ce fait, provoqué l’inondation de tous les niveaux inférieurs. Cette erreur de calcul a fichu tous leurs plans en l’air. Le puits et la chambre au crâne d’obsidienne ont été inondés avant qu’ils aient pu contourner l’éboulement avec leurs motos pour sauver leur patron.

Marquez regarda au loin les pics entourant Telluride, soulignés par la lumière des étoiles du soir.

— Pourquoi avoir fait s’écrouler la voûte du tunnel ? Que pouvaient-ils y gagner ?

— Un crime parfait, répondit Pitt. Ils avaient l’intention de vous tuer tous les deux en vous faisant exploser la tête sous les rochers. Ensuite, ils auraient enterré vos corps dans les débris de l’éboulement. Quand et si on retrouvait vos cadavres, on aurait mis votre mort sur le compte de l’accident de la mine.

— Pourquoi nous tuer ? demanda Pat, incrédule. À quoi cela devait-il servir ?

— Parce que vous représentez une menace.

— Luis et moi ? Une menace ? Mais pour qui ?

— Pour un groupe secret d’intérêts, bien financé et bien organisé, qui ne voulait pas que la découverte de la chambre au crâne noir devienne publique.

— Pourquoi quelqu’un voudrait-il cacher une aussi grande découverte archéologique ? demanda Pat, tout à fait décontenancée. Pitt leva les mains en signe d’ignorance.

— C’est là que commencent les conjectures. Mais je veux bien parier gros sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un accident isolé. Et que bien des cadavres nous mèneront à d’autres découvertes de cette ampleur.

— Le seul autre projet archéologique auquel je puisse penser qui soit entouré d’autant de mystère fut une expédition conduite par le Dr Jeffrey Taffet, de l’université d’Arizona. Lui-même et plusieurs de ses étudiants sont morts en explorant une caverne, sur la pente nord du mont Lascar, au Chili.

— Et quelle fut la cause de leur mort ? demanda Marquez.

— Ils sont morts de froid, répondit Pat. Ce qui était très curieux, selon l’équipe de secours qui a retrouvé les corps. Le temps était parfait, sans orage, et la température à peine inférieure à zéro. L’enquête a montré qu’il n’y avait aucune raison pour que Taffet et ses étudiants aient succombé à une hypothermie.

— Quel était l’intérêt archéologique de la grotte ? demanda Pitt.

— Personne n’en est sûr. Deux alpinistes amateurs de New York, tous deux avocats en renom, ont découvert et exploré la grotte en descendant du sommet de la montagne. Ils ont décrit des objets anciens nettement empilés à l’extérieur, peu avant d’être tués.

Pitt la dévisagea.

— Eux aussi sont morts ?

— Leur avion personnel s’est écrasé au décollage de l’aéroport de Santiago, tandis qu’ils rentraient chez eux.

— Le mystère s’épaissit.

— Les expéditions suivantes n’ont rien trouvé dans la grotte, continua Pat. Ou bien les avocats ont exagéré ce qu’ils ont vu…

— Ou bien quelqu’un a emporté les objets, ajouta Pitt.

— Je me demande si les avocats ont trouvé un crâne noir, dit Marquez. Pat haussa les épaules.

— Personne ne le saura jamais.

— Avez-vous pu sauver les notes prises dans la crypte ? demanda Marquez.

— Les feuilles ont été mouillées pendant notre trajet dans la mine, mais je les ai séchées au séchoir à cheveux et elles sont très lisibles. Et si vous avez des questions quant au sens des inscriptions, oubliez-les. Les symboles ne correspondent à aucune forme d’écriture que j’ai été amenée à voir.

— J’aurais plutôt pensé que les symboles écrits passaient d’une culture à l’autre, ancienne et moderne – qu’ils auraient des similitudes, dit pensivement Pitt.

— Pas nécessairement. Il existe beaucoup d’inscriptions anciennes dont on ne connaît aucun symbole parallèle. Vous pouvez me croire si je vous dis que les signes gravés sur les murs de la salle au crâne noir sont uniques.

— Y a-t-il une chance qu’ils aient été faits pour tromper ?

— Je ne le saurai que lorsque j’aurai pu les étudier à fond.

— Croyez-moi, dit Marquez avec emphase, personne n’est entré dans cette crypte avant moi depuis très longtemps. Les rochers environnants ne portaient aucun signe de forage.

Pat rejeta en arrière ses longs cheveux roux.

— La vraie question, c’est qui l’a construite et pourquoi.

— Et quand, ajouta Pitt. D’une façon ou d’une autre, la chambre et les tueurs sont liés.

Une brise soudaine souffla dans le canyon, faisant vibrer les fenêtres du solarium. Pat frissonna.

— La soirée se rafraîchit. Je pense que je vais enfiler mon manteau. Marquez se tourna vers la cuisine.

— Je me demande où en est Lisa, avec le café et le gâteau…

Sa voix se brisa quand Pitt se leva soudain. D’un mouvement vif, il poussa le mineur sous la table de pin, saisit Pat et la jeta au sol, couvrant son corps du sien. Un mouvement à peine perceptible, mais incongru dans l’ombre à côté de la maison avait déclenché son sens aigu du danger qu’il avait affûté depuis des années.

L’instant d’après, deux explosions d’armes à feu éclatèrent, sortant de l’obscurité, si proches l’une de l’autre qu’on aurait pu les croire concomitantes.

Pitt, couché sur Pat, sentit qu’elle cherchait son souffle, coupé par la chute. Il roula sur le côté et se leva en entendant une voix familière crier dans l’ombre du soir, une voix reconnaissable par son assurance particulière.

— Je l’ai eu !

Pitt aida Pat à s’asseoir et Marquez à se lever.

— C’étaient des coups de feu… mais cette voix… ? murmura Marquez, hébété.

— Ne vous inquiétez pas, le rassura Pitt. Le détachement est de notre côté.

— Lisa, mes enfants, murmura Marquez en se mettant à courir vers le devant de la maison.

— Elles sont à l’abri dans la salle de bains, dit Pitt en le retenant par un bras.

— Comment… ?

— Parce que c’est là que je leur ai dit de se cacher.

Un homme trapu, aux larges épaules, sortit des broussailles entourant la maison. Il portait une combinaison de saut blanche fourrée avec une capuche. Il tirait dans la neige un corps vêtu comme un ninja noir, le visage couvert d’un masque de ski. Il faisait encore assez clair pour voir que l’homme en blanc avait des cheveux noirs et frisés sous la capuche, des yeux noirs d’Étrusque et des lèvres ouvertes sur des dents très blanches. Il tirait le corps en le tenant par un pied, apparemment sans effort, comme un sac de pommes de terre.

— Tu as eu des problèmes ? demanda Pitt en sortant dans la cour enneigée.

— Aucun, dit l’étranger. Pas plus difficile que d’agresser un aveugle. Malgré un essai de maître pour entrer ici discrètement, la dernière chose à laquelle il s’attendait était bien une embuscade.

— La plus grosse erreur que puisse commettre un tueur professionnel est de sous-estimer sa proie. Pat regardait Pitt, le visage cendreux.

— Vous aviez prévu cela ? murmura-t-elle machinalement.

— Bien sûr, admit Pitt avec un plaisir diabolique. Les tueurs sont… (il se tut pour regarder l’homme allongé à ses pieds) ou plutôt étaient des fanatiques. Mais je n’ai pas la moindre idée de leur motif pour tuer quiconque est entré dans cette crypte mystérieuse. De toute façon, j’ai dû prendre la première place sur la liste de leurs cibles quand je suis arrivé comme une fleur mettre un grain de sable dans leur plan si bien organisé. Ils ont aussi eu peur que je retourne à la crypte pour en retirer le crâne noir. Peur que vous puissiez déchiffrer les inscriptions.

— Après nous être échappés du tunnel et que le shérif Eagan nous eut libérés, celui-ci est resté dans le coin pour nous surveiller, attendant une occasion propice. Étant donné qu’ils avaient déjà fait tant d’efforts pour cacher la découverte de la crypte en éliminant les témoins, l’idiot du village aurait vite compris qu’ils n’allaient pas en rester là ni nous permettre de quitter Telluride vivants. Alors, j’ai posé l’appât et j’ai attendu qu’ils s’y prennent.

— Et vous nous avez fait jouer les chèvres, marmonna Marquez. Nous aurions pu être tués.

— Mieux valait prendre ce risque maintenant, pendant que nous avons l’atout en main, qu’attendre d’être vulnérables.

— Le shérif Eagan ne devrait-il pas être sur ce coup ?

— En ce moment, il doit s’occuper du second tueur, à l’auberge où Pat a sa chambre.

— Un tueur dans ma chambre ? s’écria Pat, secouée. Pendant que je prenais mon bain ?

— Non, dit Pitt. Il n’est entré qu’après votre départ avec moi pour venir ici.

— Mais il aurait pu entrer et me tuer !

— Peu probable, dit Pitt en lui serrant la main. Faites-moi confiance, il n’y avait guère de danger. N’avez-vous pas remarqué qu’il y avait beaucoup de monde ? Le shérif avait engagé une bande de villageois jouant les habitués pour remplir le hall et les salles à manger du motel. Il aurait été mal commode, pour un tueur à l’affût, de tuer sa victime dans la foule. Quand on a fait courir le bruit que vous et moi venions dîner chez les Marquez, les tueurs se sont séparés. L’un s’est porté volontaire pour nous envoyer au cimetière pendant le dîner pendant que l’autre fouillerait votre chambre pour trouver vos notes et votre appareil photo.

— Celui-ci ne ressemble à aucun des hommes du shérif, dit Marquez en montrant l’intrus musclé.

Pitt se tourna et entoura d’un bras les épaules de l’étranger qui venait de les débarrasser de l’assassin.

— Permettez-moi de vous présenter mon plus cher et plus ancien ami, Albert Giordino. Al est mon adjoint en tant que directeur des projets de la NUMA.

Marquez et Pat, immobiles, ne savaient comment rompre la glace. Ils étudiaient Al avec l’intensité d’un chercheur de bactéries regardant un spécimen au microscope. Giordino lâcha le pied du tueur, s’avança et leur serra la main.

— Ravi de vous connaître tous les deux. Et ravi d’avoir pu vous être utile.

— Qui a été tué ? demanda Pitt.

— Ce type a eu des réactions que tu ne pourrais imaginer, dit Giordino.

— Mais si, je pourrais.

— Ce doit être un voyant, il a tiré dans ma direction juste au moment où j’appuyais sur ma propre détente. (Giordino montra une petite déchirure à hauteur de la hanche de sa combinaison de saut.) Sa balle m’a juste effleuré la peau. Il a pris la mienne dans le poumon droit.

— Tu as eu de la chance.

— Oh ! Je ne sais pas. Moi, j’ai visé, lui pas.

— Est-il encore vivant ?

— Je crois. Mais il lui faudra attendre un moment pour courir un marathon.

Pat se pencha et retira le masque de ski du visage du tueur. Elle eut un sursaut horrifié – compréhensible, étant donné les circonstances, se dit Pitt avec une ironie désabusée. Elle trouvait toujours impossible d’accepter tout ce qui lui était arrivé depuis qu’elle avait quitté l’avion à l’aérodrome de Telluride.

— Oh ! Mon Dieu ! murmura-t-elle avec un mélange de choc et de détresse. C’est le Dr Ambrose !

— Non, chère madame, répondit doucement Pitt. Ce n’est pas le Dr Thomas Ambrose. Comme je vous l’ai dit auparavant, le vrai Ambrose est probablement mort. Cette ordure a sans doute décidé de nous tuer, vous, Luis et moi, parce qu’il était le seul à pouvoir nous identifier avec certitude.

La vérité de ces paroles la frappa avec une cruauté paralysante. Elle s’agenouilla et regarda le tueur dans les yeux.

— Pourquoi avez-vous dû tuer le Dr Ambrose ?

Il n’y eut pas le moindre signe d’émotion dans le regard du tueur. Seul un filet de sang au coin de sa bouche indiquait une blessure au poumon.

— Il était une menace et devait mourir. Comme vous devez mourir, tous !

— Vous avez le cran de justifier vos actes ! dit Pitt d’un ton glacial.

— Je ne justifie rien. Le Devoir envers la Nouvelle Destinée n’a pas besoin de justification.

— Qui est et qu’est-ce que la Nouvelle Destinée ?

— Le Quatrième Empire, mais vous serez tous morts avant de le voir.

Il n’y avait ni haine ni arrogance dans la voix du tueur, rien que la déclaration toute simple d’un fait auquel il croyait. Pitt nota une trace d’accent européen.

— La crypte, le crâne noir, que signifient-ils ?

— Un message du passé. (Pour la première fois, on lut l’ombre d’un sourire sur ses lèvres.) Le plus grand secret du monde. Et c’est tout ce que vous en saurez jamais.

— Vous vous montrerez sans doute plus coopératif quand vous aurez passé quelques durs moments en prison pour meurtre. L’homme fit un léger signe de tête.

— Je ne passerai jamais en jugement.

— Vous guérirez.

— Non, vous vous trompez. Vous n’aurez pas d’autre occasion de me questionner. Je mourrai en ayant la satisfaction de savoir que vous me suivrez bientôt dans l’autre monde, monsieur Pitt.

Avant que celui-ci ait pu l’en empêcher, le tueur porta une main à sa bouche et inséra une capsule entre ses dents.

— Du cyanure, monsieur Pitt. Aussi fonctionnel et efficace que celui qu’avala Hermann Gœring, il y a soixante ans.

Puis il écrasa la capsule.

Pitt mit rapidement sa bouche près de l’oreille du tueur. Il voulait avoir le dernier mot avant que le meurtrier de Tom Ambrose parte pour le néant.

— Je te plains, pathétique ver de terre. Nous savons déjà tout de ton Quatrième Empire de tarés !

Ce n’était qu’un mensonge, mais Pitt le prononça avec une satisfaction mauvaise.

Les yeux sombres s’agrandirent puis devinrent lentement vitreux et fixes. Le tueur n’était plus.

— Il est mort ? demanda Pat.

— Autant qu’une momie égyptienne, dit froidement Pitt.

— Bon débarras, ajouta Giordino en haussant les épaules. Dommage que nous ne puissions pas offrir ses organes aux vautours. Pat dévisagea Pitt.

— Vous saviez ? dit-elle. Personne ne s’en est rendu compte, mais je vous ai vu enlever les munitions de son revolver.

— Il nous aurait tués tous les trois, murmura Marquez. Mais qu’est-ce qui vous a mis sur sa piste ?

— J’ai seulement deviné, répondit Pitt. Rien de plus. Il m’a paru trop calculateur, trop froid. Le faux Dr Ambrose ne se comportait pas comme si sa vie était en danger.

Le téléphone sonna dans la cuisine et Marquez décrocha, écouta une minute, prononça quelques mots et raccrocha.

— Le shérif Eagan, annonça-t-il. Deux de ses adjoints ont été sérieusement blessés par balles au motel de Pat. Le suspect armé et non identifié a été blessé à son tour et est mort avant d’avoir parlé.

Pitt considéra pensivement le corps du faux Dr Ambrose.

— Qui prétend que les morts n’ont rien à dire ?

— Peut-on sortir sans danger ? demanda Lisa Marquez d’une voix à peine plus forte qu’un murmure en regardant peureusement vers la porte où elle vit le corps allongé sur son carrelage.

Pitt s’approcha d’elle et la prit par la main.

— Sans aucun danger.

Marquez entoura tendrement les épaules de sa femme.

— Comment vont les filles ?

— Elles ont dormi presque tout le temps.

— L’effondrement de la voûte a définitivement obstrué le tunnel, dit-il à Lisa. On dirait que nous en avons terminé avec la mine.

— Ça ne m’empêchera pas de dormir, répondit Lisa, retrouvant son sourire. Tu es un homme riche, Luis Marquez. Il est temps que nous changions notre mode de vie.

— C’est également impératif, conseilla Pitt tandis qu’on commençait à entendre les sirènes de la voiture du shérif et de l’ambulance. Tant que nous ignorons qui sont ces gens et quel est leur objectif, poursuivit-il en couvrant le mort d’un regard plein de colère, vous et votre famille devez quitter Telluride et disparaître.

Lisa regarda son mari avec des yeux rêveurs.

— Ce petit hôtel entouré de palmiers, sur la plage du cap San Lucas, que nous avons toujours rêvé d’acheter…

— Je crois que le moment est venu, approuva Marquez. Pat toucha le bras de Pitt qui se tourna et lui sourit.

— Où suis-je supposée me cacher ? demanda-t-elle. Je ne peux pas abandonner ma carrière. J’ai travaillé trop dur pour arriver où j’en suis, à l’université.

— Votre vie ne vaudra pas deux sous si vous retournez à votre classe et à vos recherches. Il faut d’abord savoir ce qui nous menace.

— Mais je suis spécialiste des langues anciennes, et vous ingénieur sous-marin. Ce n’est pas notre boulot de traquer les meurtriers !

— Vous avez raison. Les agences gouvernementales de recherches vont prendre le relais. Mais notre compétence va être essentielle pour résoudre le puzzle.

— Vous ne croyez pas que tout ça est terminé, n’est-ce pas ? Il fit lentement non de la tête.

— Appelez ça une conspiration compliquée ou un complot machiavélique – mais il y a quelque chose qui va bien plus loin que le simple meurtre. Inutile d’être devin pour savoir que les inscriptions et le crâne noir dans la crypte ont des ramifications plus profondes que tout ce que nous pouvons imaginer.

Quand le shérif Eagan arriva et commença à interroger Giordino, Pitt sortit dans la nuit froide et regarda le grand tapis d’étoiles que formait la Voie lactée. La maison des Marquez était à près de 3 000 mètres d’altitude et ici, les étoiles étaient grossies en une étincelante mer de cristal.

Il regarda au-delà du ciel et maudit la nuit, maudit son impuissance, maudit les meurtriers inconnus et se maudit lui-même d’être perdu dans un maelstrôm de confusion. Qui étaient ces fous et leur Nouvelle Destinée ? Les réponses se perdaient dans la nuit. Aucune ne lui paraissait évidente et il pressentit l’inévitable.

Il était pourtant sûr que quelqu’un allait payer, et payer très cher.

Il commença à se sentir mieux. Au-delà de sa colère, il gardait une confiance glacée et au-delà encore, une lucidité aiguisée. Une pensée commençait à naître dans son esprit, grandissant et se développant jusqu’à ce qu’il saisisse clairement ce qu’il devait faire.

Dès la première heure, le lendemain, il allait retourner dans les mines et rapporter le crâne d’obsidienne.

8

Ne pouvant emprunter la route par laquelle ils s’étaient échappés à moto, à cause du piège qui, en explosant, avait fait tomber la voûte de la galerie, l’équipe composée de Pitt, Giordino, Eagan, Marquez et deux adjoints prit celle que Pitt avait parcourue vingt-quatre heures plus tôt, venant de la mine du Boucanier. Suivant les informations du calculateur de guidage de Pitt, les hommes atteignirent bientôt un puits inondé, au bas duquel se trouvaient des galeries menant à la mine Paradise.

Pitt, debout au bord du puits, scruta l’eau noire et menaçante, se demandant si son idée était aussi bonne que ça, après tout. L’inondation avait gagné deux niveaux de plus que la veille dans la mine. Pendant la nuit, la pression tout en bas avait lentement diminué jusqu’à ce que l’eau ait atteint son niveau.

Le shérif Eagan trouvait qu’il était fou. Pat trouvait qu’il était fou. Luis et Lisa Marquez aussi. Seul Giordino ne le traita pas de cinglé, mais seulement parce qu’il avait insisté pour aller avec lui, pour lui donner un coup de main en cas de pépin.

L’équipement de plongée était, en gros, le même que celui que Pitt avait utilisé la veille, sauf qu’il avait choisi, cette fois, une combinaison sèche. La combinaison humide s’était révélée pratique pour bouger hors de l’eau et l’avait protégé du froid pendant la longue marche dans les mines, mais la combinaison sèche était plus efficace contre les températures glacées de l’eau souterraine. Pour retourner à pied jusqu’au puits, cependant, il portait des vêtements chauds et confortables qu’il abandonnerait au dernier moment pour la combinaison de plongée.

Luis Marquez avait accompagné l’expédition après avoir recruté trois de ses amis mineurs pour l’aider à transporter l’équipement de plongée qui comprenait deux échelles de corde, destinées à rendre plus aisée l’ascension des puits verticaux. Le shérif Eagan était certain qu’on aurait besoin de lui au moment d’organiser le sauvetage, inévitable à son avis.

Pitt et Giordino quittèrent leurs vêtements de ville et, pour augmenter la protection thermique, mirent des sous-vêtements en nylon et polyester en forme d’anciens pyjamas une pièce à caleçons longs. Puis ils enfilèrent leurs combinaisons sèches en caoutchouc vulcanisé Viking, avec les cagoules, les gants et les bottes lestées. Après quoi, ayant vérifié leurs équipements et leurs manomètres, Pitt jeta un coup d’œil au visage de Giordino. Le petit Italien paraissait aussi calme et détendu que s’il allait plonger dans une piscine de trois mètres.

— Je te guiderai avec l’ordinateur. Toi, tu t’occuperas des tables de décompression.

Giordino tenait un calculateur électronique de décompression attaché à son bras gauche.

— En supposant un temps approximatif de plongée de 30 minutes dans l’eau à 35 mètres de profondeur, à une altitude de 3 000 mètres au-dessus du niveau de la mer, il a fallu quelques calculs assez compliqués pour déterminer nos paliers de décompression. Mais je pense pouvoir te ramener à ce jardin de rocaille sans trop d’ivresse des profondeurs, d’embolie ou d’incidents biophysiques.

— Je t’en serai éternellement reconnaissant. Pitt tira sur son visage son masque Mark II avec système de communication incorporé.

— Tu m’entends ? demanda-t-il à Giordino.

— Comme si tu étais dans ma tête.

Ils halèrent dix bouteilles d’air comprimé dans la mine. Pour la plongée, ils en portaient chacun deux attachées sur leurs dos, avec une bouteille de réserve entre les deux autres, ce qui en faisait six en tout. Marquez et ses amis devaient les faire descendre à des profondeurs prédéterminées, correspondant aux paliers de décompression calculés par l’ordinateur de Giordino. Ils n’emportèrent pas d’armes, à part leurs couteaux de plongée.

— Je pense qu’on peut y aller, dit Pitt.

— Après toi, répondit Giordino.

Pitt alluma sa lampe de plongée et en dirigea le faisceau vers la surface calme de l’eau. Il sauta, chutant de 1,50 mètre avant de s’enfoncer dans le vide liquide en provoquant une explosion de bulles. Une seconde explosion suivit juste après et Giordino sortit des ténèbres à côté de lui. Il fit un mouvement de la main indiquant le fond, pirouetta et agita ses palmes en direction des profondeurs de la mine.

Ils descendirent, descendirent, leurs lampes déchirant l’eau noire ne révélant que des murs de rochers durs et froids. Ils nageaient lentement, compensant la pression croissante de l’eau dans leurs oreilles à mesure qu’ils plongeaient plus profond.

S’ils n’avaient pas su qu’ils nageaient dans un puits vertical, ils auraient pu jurer être dans un tuyau horizontal.

Enfin, le sol de la galerie apparut au fond du puits, les rails des wagonnets semblant monter vers eux, des rails muets et froids sous leur épaisse couche de rouille. La turbidité créée par le mouvement puissant de l’explosion de la veille s’était dissipée. L’eau était calme et claire, la visibilité portait à 15 mètres au moins. Pitt vérifia son profondimètre. L’aiguille indiquait 55,8 mètres. Il attendit que Giordino soit à son niveau, légèrement devant.

— C’est à quelle distance ? demanda celui-ci.

— Entre 90 et 100 mètres, juste après cette courbe, là-bas.

Agitant ses palmes, il fonça dans le tunnel, balayant de sa lumière les madriers d’avant en arrière. Ils passèrent le tournant, nageant au-dessus des rails. Soudain, Pitt leva le bras et s’arrêta brusquement.

— Éteins ta lampe ! ordonna-t-il.

Giordino obéit et le tunnel retomba dans une obscurité étouffante, mais pas totalement. Une pâle lueur filtrait dans l’eau devant eux.

— Je crois qu’on a des braconniers, dit Giordino.

— Pourquoi ces types arrivent-ils chaque fois que je pointe mon nez ? grogna Pitt.

Il y avait deux plongeurs dans la crypte, tous deux travaillant avec application à photographier les inscriptions murales. Ils avaient fixé des projecteurs sous-marins sur des supports, illuminant la pièce inondée comme un studio d’Hollywood. Pitt regarda par l’ouverture pratiquée dans le sol, restant dans l’ombre pour que les plongeurs ne voient pas le reflet de la vitre de son masque.

Il s’émerveilla de leur efficacité. Ils utilisaient des appareils respiratoires incorporés à leurs combinaisons, qui absorbaient et éliminaient les bulles expirées par leurs détendeurs, afin de prévenir tout trouble de l’eau devant les objectifs de leurs appareil. Pitt fit surtout attention à ne pas laisser flotter ses propres bulles d’air par l’ouverture du sol de la crypte.

— Ils ont de la suite dans les idées, on ne peut pas leur enlever ça, murmura Pitt. Quoi que représentent ces inscriptions, ils veulent le savoir avec assez d’entêtement pour tuer ou être tués.

— Une chance que leur système de communication soit sur une fréquence différente, autrement ils entendraient nos conversations.

— Peut-être l’ont-ils entendue et laissent faire pour nous attirer à l’intérieur. Giordino eut un petit sourire derrière son masque.

— Alors on les déçoit et on fiche le camp ?

— Depuis quand avons-nous été assez futés pour nous sortir de la façon la plus facile d’une mauvaise situation ?

— Je crois bien qu’on ne l’a jamais fait.

Le lien unissant Giordino à Pitt n’avait jamais faibli depuis tant d’années que durait leur amitié – une amitié qui remontait à l’école primaire. Quelque projet que préparât Pitt, aussi fou ou ridicule fût-il, Giordino y participait jusqu’au bout, sans jamais protester. Ils s’étaient mutuellement sauvé la vie en plus d’une occasion et savaient à tout moment ce que l’autre pensait, quand c’était nécessaire. Inutile de dire qu’ils formaient une équipe soudée. Leurs aventures étaient légendaires à la NUMA.

— Il serait impossible que nous entrions tous les deux dans la crypte sans qu’ils réagissent, dit Pitt en regardant le diamètre étroit de l’ouverture.

— Nous pourrions entrer à la nage et les poignarder tous les deux, suggéra Giordino sans broncher.

— Si nous étions à leur place, murmura Pitt, si doucement que Giordino l’entendit à peine, c’est ce que nous chercherions à faire. Mais sur le plan pratique, je préfère les prendre vivants.

— Plus facile à dire qu’à faire.

Pitt s’approcha aussi près qu’il l’osait de l’ouverture et jeta un coup d’œil aux deux plongeurs, absorbés par leur travail.

— Je crois que je vois une possibilité.

— Ne me laisse pas sur des charbons ardents, dit Giordino en enlevant ses gants pour que ses mains soient plus libres de leurs mouvements.

— Ils portent leurs couteaux de plongée attachés à leurs mollets. Giordino haussa les sourcils sous son masque.

— Et alors ? Nous aussi !

— Oui, mais nous ne sommes pas sur le point d’être attaqués par-derrière par deux gredins géniaux et fringants !

Dans la crypte, les plongeurs achevaient de photographier les inscriptions et les symboles étoiles. Tandis que l’un chargeait l’équipement photographique dans un grand sac marin, l’autre entreprenait de placer des charges explosives dans un coin de la chambre. Ce qui joua en faveur de Pitt et de Giordino. Dès que le plongeur photographe eut franchi l’ouverture de la crypte Giordino lui arracha l’embout de son détendeur d’entre les lèvres et coupa son alimentation en air. En même temps, il passa son bras massif autour du cou de l’homme, l’étouffant jusqu’à ce qu’il cesse de bouger, évanoui.

— J’ai eu le mien, dit-il, essoufflé.

Pitt ne prit pas le temps de répondre. D’un rapide mouvement de ses palmes, il entra comme un boulet de canon dans la crypte, droit sur le plongeur sans méfiance qui reliait un minuteur aux explosifs. Il arriva par le côté, pour éviter les bouteilles attachées au dos de l’homme. Comme l’avait fait Giordino, il lui arracha l’embout de son détendeur et lui serra la gorge en tournant. Cependant, Pitt ne s’était pas accordé le luxe de prendre son temps pour constater que son adversaire était un vrai géant. Il lui fallut deux bonnes secondes pour réaliser qu’il avait, peut-être, eu les yeux plus grands que le ventre. L’homme était bâti comme un lutteur professionnel et en avait les muscles. Il ne réagit pas par une inertie impuissante, mais au contraire, se battit violemment dans l’espace réduit de la crypte, comme un fou en proie à une crise aiguë. Pitt se sentit comme un renard inconscient qui aurait sauté sur le dos d’un ours blessé, et luttait chèrement pour sa vie.

La puissance animale de l’homme qui essayait d’attraper Pitt derrière ses épaules était terrifiante. Deux mains énormes réussirent à lui saisir la tête. Ce qui évita à son cerveau d’être répandu dans l’eau fut que le poignet monstrueux de son adversaire se trouva près de sa joue. Il cracha son embout, réussit à tourner légèrement la tête malgré l’étau qui l’enserrait et mordit ce poignet de toute la force de ses mâchoires. Un nuage de sang se répandit dans l’eau. Les mains qui emprisonnaient sa tête le lâchèrent soudain, en même temps qu’un cri de douleur retentit comme un gargouillement grotesque. Pitt maintint sa prise et serra le cou de taureau avec toute l’énergie qu’il put rassembler malgré son épuisement. En désespoir de cause, il arracha le masque du monstre.

Le gros homme se jeta en arrière contre un des murs, en un mouvement convulsif. Les bouteilles d’air comprimé de Pitt heurtèrent le rocher et il en eut le souffle coupé. Malgré le choc, il ne relâcha pas son étreinte. Il saisit son propre poignet avec son autre bras pour accentuer la pression autour de la gorge du plongeur.

Étant placé derrière son adversaire, Pitt ne pouvait voir son visage. Se secouant comme un chien après un bain, le géant cherchait désespérément son embout, qu’il remit dans sa bouche, mais le tuyau du détendeur était enroulé autour du bras de Pitt. Frénétiquement, l’homme se pencha pour saisir le couteau de plongée attaché à son mollet droit. Pitt avait attendu ce mouvement et s’y était préparé. Tandis que le géant se penchait, Pitt relâcha la main qui plaquait son bras contre la gorge du plongeur, la leva et lui planta un doigt dans l’œil.

Le résultat fut à la hauteur de ses espérances. Le gorille s’immobilisa et porta une main à son visage. En même temps, il attrapa aveuglément la main de Pitt et lentement, implacablement, commença à pousser son index et son majeur en arrière. Pitt sentit la douleur le traverser comme un éclair. Le supplice de sentir les os de ses doigts se casser un à un ne ressemble à aucun autre. Infernal est un euphémisme. Pitt commença à voir des feux d’artifice derrière ses paupières. Il était à une microseconde de relâcher sa prise et de saisir la main qui lui causait tant de souffrance quand il sentit une très légère diminution de la pression. La douleur était toujours là, mais diminuait un tout petit peu.

Lentement, trop lentement, l’élancement commençait à se calmer, à mesure que le géant buvait la tasse par sa bouche grande ouverte. Ses mouvements devinrent spasmodiques et moins coordonnés, Il montrait les premiers signes de l’évanouissement et commençait à se noyer. Son visage grimaça soudain de peur panique. Pitt attendit quelques secondes que l’homme devienne un peu mou avant de lui remettre dans la bouche l’embout de son détendeur, laissant l’air entrer dans la gorge et les poumons de sa victime.

Giordino apparut dans l’ouverture.

— Qu’est-ce qui t’a pris si longtemps ?

— La mauvaise pioche, dit Pitt entre deux inspirations. Je choisis toujours la mauvaise file dans la circulation, la mauvaise queue à la banque et le plus grand adversaire dans une bagarre. Et ton bonhomme ?

— Je l’ai entouré comme un ver à soie de fil électrique trouvé sur un ensemble de lampes au plafond.

Giordino regarda la forme inerte sur le sol de la crypte et ses yeux, derrière la vitre du masque, s’agrandirent. Il regarda Pitt avec respect.

— Est-ce que les entraîneurs de la Fédération Nationale de Football connaissent ce type ?

— Si c’était le cas, il serait le premier sur leurs listes, dit Pitt dont le coeur reprenait peu à peu calme et sérénité. Prends leurs couteaux et leurs armes s’ils en ont. Ensuite, trouve du câble électrique supplémentaire et saucissonne-le avant qu’il revienne à lui et qu’il démolisse la montagne. Et ne leur remets pas leur masque, je préfère que leur vision soit floue.

Giordino ficela le plongeur géant avec du câble électrique et le jeta sans trop de délicatesse par l’ouverture donnant sur la fissure du fond. Puis il détacha un ou deux plombs à la ceinture de chacun des plongeurs afin que leurs corps soient légèrement flottants et donc plus faciles à tirer dans les tunnels. Il détacha aussi leurs couteaux de plongée. Sur le plus petit des deux, il trouva un pistolet qui lançait une petite flèche terminée d’un côté par un barbillon. La flèche était éjectée d’un cylindre par de l’air comprimé.

Pendant que Giordino s’occupait de leurs prisonniers, Pitt sortait de sa ceinture de plongée un grand sac en filet de nylon dont il ouvrit la fermeture métallique. Il regarda le sinistre crâne noir qui semblait lui rendre son regard par ses orbites vides. Il ne put s’empêcher de penser que, peut-être, une malédiction s’attachait à ce crâne. Quel secret mystérieux cachait-il ?

La nature idéaliste de Pitt cédait le pas à son côté pratique. Il avait beau être un rêveur, il ne croyait ni aux mythes ni aux contes populaires. Si l’on ne pouvait voir, sentir ou expérimenter un objet ou une idée, ils n’existaient pas pour lui. S’il n’avait été déjà à 55 mètres sous l’eau, il aurait volontiers craché dans l’œil du crâne d’obsidienne. Mais puisqu’il était un des maillons de toute une chaîne d’énigmes, il avait bien l’intention de le remettre entre les mains de gens capables de l’étudier sous toutes les coutures.

— Désolé, mon vieux, murmura-t-il si doucement que Giordino ne l’entendit pas, mais il est temps que tu te fasses connaître.

Il souleva très soigneusement le crâne de son piédestal et le fit glisser dans le sac. À cette profondeur, il se transportait aisément, mais, hors de l’eau, il supposa qu’il pèserait bien vingt kilos, il jeta un dernier coup d’œil à la crypte, aux inscriptions murales et aux spots toujours allumés que les affrontements avait projetés par terre. Puis il plongea la tête la première par la béance du rocher, en prenant soin de ne pas heurter le crâne, afin de ne pas le briser. Giordino avait déjà tiré les deux plongeurs dans le tunnel. Le géant avait repris conscience et luttait violemment pour se libérer du câble électrique enserrant ses chevilles et plaquant ses bras contre son énorme corps.

— Besoin d’un coup de main ? demanda Pitt.

— Porte le crâne et le sac contenant les appareils photo, moi, je m’occupe des ordures.

— Il vaut mieux que tu passes devant. Comme ça, je pourrai les surveiller et voir si Big Boy réussit à se libérer un peu.

Giordino lui tendit le petit pistolet à air comprimé.

— Tire sur sa pomme d’Adam s’il fait mine de bouger un doigt.

— Il va falloir faire très attention à nos paliers de décompression. Il se peut que nous n’ayons pas assez d’air pour nous quatre. Giordino eut un geste d’indifférence.

— Désolé, mais je ne me sens pas prêt à me sacrifier.

Le retour fut lent. Giordino trouva plus pratique de tirer les deux plongeurs et leur équipement en marchant sur les traverses des rails qu’en nageant dans le puits. Ils avaient consommé plus d’air que prévu pendant la première partie du trajet. Pitt gardait l’œil sur la jauge d’air. Il savait que le niveau avait beaucoup baissé. La jauge indiquait juste 150 bars. Giordino et lui avaient consommé deux fois plus d’air comprimé qu’il ne l’avait calculé avant la plongée car il ne s’était pas attendu à devoir lutter contre les intrus.

Il roula sur lui-même et alla vérifier les réservoirs des plongeurs. Chacun disposait de presque 350 kilos d’air. Ils avaient dû trouver un passage plus court dans la mine pour aller à la crypte, supposa Pitt. Après ce qui lui sembla une éternité et un jour, ils atteignirent enfin le puits vertical et montèrent jusqu’au premier palier de décompression. Le shérif Eagan et Luis Marquez avaient fait descendre deux bouteilles sur une corde de nylon, jusqu’à l’exacte profondeur que Giordino avait calculée auparavant.

Sans quitter des yeux son ordinateur, Giordino écoutait Pitt lire au fur et à mesure la pression restante dans chaque réservoir. Quand ils atteignirent le niveau minimum de sécurité, il les enleva et les poussa de côté. Les prisonniers ne firent preuve d’aucune rébellion. Ils avaient fini par comprendre que résister équivaudrait à mourir. Mais Pitt ne relâcha pas une seconde sa surveillance. Il savait que ces deux-là étaient de véritables bombes, n’attendant pour exploser que la première occasion qui leur permettrait de s’échapper.

Le temps n’avançait pas. Ils utilisèrent ce qui restait de leur air puis passèrent sur leurs réservoirs de réserve. Quand les bouteilles des prisonniers furent également vides, Pitt et Giordino adoptèrent la respiration à deux sur un embout avec eux, échangeant leurs embouts entre deux inspirations.

Après l’attente requise, ils nagèrent paresseusement jusqu’au palier suivant.

Ils étaient au bout de leur réserve d’air comprimé quand Giordino fit enfin le signe « on remonte ».

— La promenade est finie, dit-il. On peut rentrer à la maison. Pitt grimpa l’échelle de corde lancée par Marquez dans le puits. Il atteignit le niveau du plancher du tunnel et tendit ses bouteilles au shérif Eagan. Puis il passa le crâne et le sac des appareils photo. Après quoi Eagan prit la main tendue de Pitt et l’aida à poser le pied sur le rocher massif. Pitt roula sur le dos, enleva son masque facial et resta là une bonne minute, heureux de respirer l’air froid et humide de la mine.

— Bienvenue parmi nous, dit Eagan. Qu’est-ce qui vous a pris tant de temps ? Vous étiez supposés revenir vingt minutes plus tôt.

— Nous avons rencontré deux candidats de plus pour votre prison. Giordino fit surface, grimpa, puis agenouillé commença à remonter le plus petit des deux prisonniers.

— J’aurai besoin d’aide pour l’autre, dit-il en enlevant son masque. Il pèse deux fois mon poids.

Trois minutes plus tard, Eagan, penché sur les intrus, les questionnait. Mais ils se contentèrent de le regarder haineusement, sans rien dire. Pitt se baissa et enleva la cagoule de plongée qui couvrait la tête et le menton du plus petit.

— Tiens, tiens ! Mon ami le motard ! Comment va votre nuque ?

Le tueur ligoté leva la tête et cracha au visage de Pitt, le manquant de peu. Ses lèvres étaient retroussées comme celles d’un chien enragé et ses yeux d’assassin fusillaient Pitt.

— Le petit monstre est irritable, on dirait. Un fanatique du Quatrième Empire, c’est ça ? Tu vas pouvoir en rêver pendant que tu pourriras en prison.

Le shérif s’approcha et prit l’épaule de Pitt.

— Je vais devoir les relâcher.

Pitt lui adressa un regard incendiaire.

— Et puis quoi, encore ?

— Je ne peux les arrêter que s’ils ont commis un crime, dit Eagan, impuissant.

— Je vais t’en trouver, intervint Marquez.

— Comment ça ?

— Violation de propriété, fouilles sans titres, destruction de propriété privée, et tu peux y ajouter le vol pour faire bonne mesure.

— Qu’ont-ils volé ? demanda Eagan, surpris.

— Tout mon système d’éclairage du plafond, répondit Marquez avec indignation, montrant les câbles électriques attachant les plongeurs. Ils l’ont arraché à ma mine.

Pitt posa une main sur l’épaule d’Eagan.

— Shérif, nous avons en plus tentative de meurtre. Je crois qu’il serait sage de les garder quelques jours à l’ombre, au moins jusqu’à ce qu’une première enquête nous permette de les identifier et peut-être de découvrir la preuve de leurs intentions.

— Allez, Jim, dit Marquez, tu peux au moins les garder sous clef pendant que tu les interroges.

— Je ne crois pas que je tirerai grand-chose de cette engeance.

— Là, je suis d’accord, dit Giordino en passant une petite brosse sur ses cheveux bouclés. Ils ne ressemblent pas à des campeurs heureux.

— Il se produit ici des choses qui dépassent de loin le comté de San Miguel, ajouta Pitt en enlevant sa combinaison sèche et en mettant ses vêtements de ville. Ça ne vous fera pas de mal de couvrir vos arrières.

Eagan avait l’air pensif.

— Très bien, je vais envoyer un rapport à l’Agence d’Investigation du Colorado…

Il se tut tandis que toutes les têtes se tournaient vers l’entrée du tunnel. Un homme criait et courait vers eux comme pourchassé par des démons. Quelques secondes plus tard, ils reconnurent l’un des adjoints d’Eagan. Il arrêta sa course et se baissa jusqu’à ce que sa tête soit au niveau de ses hanches, haletant, épuisé d’avoir couru depuis la cave à vins de l’hôtel.

— Qu’y a-t-il, Charlie ? demanda Eagan. Accouche !

— Les corps… (L’adjoint suffoquait.) Les corps dans la morgue… ! Eagan saisit Charlie par les épaules et le releva gentiment.

— Qu’est-ce qu’ils ont, les corps ?

— Ils ont disparu.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Le coroner pense qu’ils ont disparu. Quelqu’un les a volés à la morgue !

Pitt regarda longuement Eagan en silence puis dit d’une voix calme :

— Si j’étais vous, shérif, j’enverrais des copies de mon rapport au FBI et au ministère de la Justice. Cette affaire va beaucoup plus loin que tout ce que nous avions imaginé.

Atlantide
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